Le directeur de l’Observatoire franco-russe depuis sa création en 2012 nous livre sa vision d’une Russie qu’il vit de l’intérieur puisqu’il y réside. Il a été consultant des ministères français de la Défense et des Affaires étrangères, du Parlement européen et de grands groupes industriels. Il est l’un des meilleurs experts de la Russie, fin connaisseur des cercles de pouvoirs russes, des relations franco-russes et de la politique de la Russie en Afrique, entre autres domaines sensibles de l’empire poutinien.
La Russie devrait enregistrer cette année une croissance proche de 4 %. Comment expliquer cette résilience ?
La trajectoire macroéconomique de la Russie surprend depuis le début de la guerre d’Ukraine. La plupart des observateurs occidentaux s’attendaient à un cataclysme en 2022, avec une récession supérieure à 10 %. Elle a été finalement limitée à 2 %. La croissance est revenue dès 2023 et s’est accélérée depuis.
De façon générale, les Occidentaux se sont longtemps auto-intoxiqués avec les clichés – il est vrai repris ad nauseam dans la presse – sur « le PIB de la Russie, comparable à celui de l’Espagne ». Les chiffres du FMI et de la Banque mondiale exprimés en parité de pouvoir d’achat – d’un maniement délicat mais beaucoup plus pertinente lorsque l’on veut établir des comparaisons internationales – donnent des ordres de grandeurs très différents : l’économie russe est en effet devant celle de l’Allemagne. Ajoutez-y un très faible endettement, moins de 20 % pour la dette de l’État, une base industrielle plutôt préservée malgré le grand choc des années 1990 et mobilisée dès l’été 2022 par le gouvernement, ainsi qu’une grande capacité d’adaptation – on le voit notamment pour les circuits logistiques et financiers mis en place pour contrecarrer les sanctions occidentales.
Les signaux inquiétants – inflation, manque de main-d’œuvre, hausse des taux d’intérêt – semblent pourtant se multiplier ces derniers temps. La stabilité macroéconomique dont se targue le Kremlin est-elle en trompe-l’œil ?
La situation actuelle est anormale à maints égards. L’impulsion budgétaire crée des distorsions, alimente l’inflation, tandis que le ministère de la Défense et l’Industrie se disputent – à coups de soldes et de salaires très élevés – des ressources humaines limitées que la covid, en 2020 et 2021, puis l’émigration consécutive au 24 février 2022 ont aggravées, même si la moitié au moins des quelque 700 00 Russes qui ont quitté le pays sont rentrés. La hausse des taux semble avoir peu d’effet sur l’inflation, actuellement de 9,5 %, mais elle a des répercussions très fortes à la fois pour les ménages et les entreprises. Le secteur de la construction, qui portait la croissance, est à l’arrêt, et de nombreuses PME vont affronter de gros problèmes dans les mois à venir.
Ceci dit, l’essentiel n’est pas là. Le budget fédéral est pratiquement à l’équilibre, ce qui signifie que le Kremlin va continuer à financer la guerre et à assumer ses obligations – notamment sociales – envers la population. La croissance ralentit, certes, mais elle devrait se révéler supérieure à 2 % en 2025. Fondamentalement, une majorité de Russes vivent mieux aujourd’hui qu’avant le 24 février 2022, ce qui explique au demeurant beaucoup de choses sur le plan politique intérieur.
Il existe des narratifs très contrastés sur l’effet des sanctions occidentales. Quelle est votre appréciation ?
Les sanctions occidentales n’ont pas mis l’économie russe à genoux mais elles causent de sérieux problèmes. C’est d’ores et déjà visible dans des secteurs tels que l’aéronautique : une quarantaine d’Airbus Néo sont à l’arrêt en raison de soucis de maintenance et le GNL, le grand projet Arctic-2 et celui de Mourmansk doivent être repensés. Même les banques de pays dits « amicaux » comme la Chine, la Turquie ou les Émirats arabes unis sont très prudentes. Il existe également des effets de plus long terme car les sanctions constituent un « poison lent ». La Russie met en place des stratégies de « substitution d’importation » et vise à une souveraineté technologique, non sans succès dans certains domaines, l’agriculture notamment, mais tout cela prendra du temps. Côté Europe, les sanctions sont clairement du « perdant-perdant » : de fait, nous offrons le marché russe aux Chinois – on le voit dans le secteur automobile après le départ de Renault. J’observe en outre que nos amis Américains nous incitent à sanctionner plus – notamment les actifs russes gelés –, mais qu’ils restent en embuscade : l’administration Trump fera sûrement du « sur-mesure » pour les entreprises américaines, à nos dépens à n’en pas douter.
Les échanges avec l’Union européenne – autrefois source d’investissements majeure – se sont spectaculairement contractés. Ces tendances sont-elles irréversibles ?
La Russie a rapidement réorienté son commerce extérieur vers le « Sud global », en particulier vers les BRICS. Elle commerce aujourd’hui plus avec la Chine qu’avec l’Union européenne, ce qui paraissait difficilement concevable il y a quelques années. Que se passera-t-il une fois la guerre terminée ? C’est difficile à dire. Poutine répète à l’envi qu’il n’y aura pas de retour au statu quo ante. Pour autant, on peut penser qu’une partie des sanctions sera levée et que des échanges reprendront. D’autant que beaucoup d’entreprises européennes sont restées, sous différentes formes, en Russie, et que la situation générale dans l’Union européenne devrait les conduire à ne négliger aucune opportunité. Et que la Russie souhaite les voir opérer chez elle et n’a jamais fermé la porte.