Le dimanche 9 juin 2024, 60% des 18-24 ans et 66% des 25-35 ans ne se sont pas déplacés lors des élections européennes. C’est comparativement bien plus que la population générale qui, dans son ensemble, s’est abstenue de voter à environ 48%. Déjà en 2022 tirait-on la sonnette d’alarme : 63% des moins de 35 ans s’étaient abstenus lors des élections législatives. Que la jeunesse, pourtant alphabétisée, s’abstienne à ce point de participer aux décisions des orientations politiques qu’elle subira logiquement plus longtemps que les seniors, qui eux votent davantage, aurait dû depuis de nombreuses années sérieusement nous questionner sur l’état de notre contrat social.
En 2023, le 2e baromètre OpinionWay pour Familles Durables démontrait un gouffre entre les attentes des moins de 35 ans et les autres, et particulièrement les plus de 65 ans. Des attentes fortes, claires, très pragmatiques, au cœur de la vie la plus quotidienne qu’il soit : amélioration de la prise en charge des femmes enceintes dès les trois premiers mois de grossesse, prolongation des congés parentaux, maternel et paternel, soutien de l’implication des pères dans le soin et l’éducation des enfants, valorisation des aidants familiaux dont le nombre augmentera avec le vieillissement de la population… le tout pour vivre mieux, grâce à un meilleur équilibre vie pro vie perso, indispensable lorsque les hommes et les femmes travaillent tous deux hors du foyer comme c’est désormais le cas depuis plus d’un demi siècle.
Cela implique évidemment une réflexion corollaire sur l’attractivité des métiers du soin, du lien social, du lien vital. Autant d’éléments qui permettent de se projeter dans un avenir où l’on sait pouvoir mieux faire communauté, où l’on sait pouvoir être soutenu par cette dernière. C’est non sans importance pour ceux qui se souviennent que les Français, malgré le niveau des aides sociales, ne parviennent pas à avoir le nombre d’enfants qu’ils souhaitent avoir, alors que le taux de renouvellement des générations n’est plus atteint. Cet état de fait fragilise le système social fondé sur la solidarité intergénérationnelle. Il faut se saisir de ces sujets plébiscités pour espérer susciter un nouvel engagement de la part des moins de 35 ans.
Une méfiance à l’égard des institutions et des élites
Le niveau de l’abstention exprime encore et toujours une méfiance à l’égard des institutions et des élites, méfiance dont les racines sont anciennes mais les modalités nouvelles. Dans les mots de la philosophe Caëla Gillespie, auteur de Manufacture de l’homme apolitique, nous aurions “perdu cette dimension politique de notre existence (…) Nous sortons de 50 ans de dépolitisation générale des consciences et tout est à refaire. (…) L’abstention est un des symptômes d’un nouveau genre de vie, qui est le genre de vie apolitique”. Pour la philosophe, l’origine de « l’absence de relation au corps politique tout entier, absence de confiance dans le politique et absence de la relation » se trouve dans l’ultra-individualisme permis par le néolibéralisme. Déjà en 1998, l’un des plus grands sociologues du XXe siècle qu’était Zygmunt Bauman analysait la grande précarité de nos liens intimes et sociaux, et le désarroi qui nous frappe dans une “société liquide” où rien est ni solide ni durable, où tout est immédiat et jetable.
C’est pourquoi il faut réfléchir tant à la qualité, à la durabilité de nos liens personnels, solidaires et civiques, qu’à la désirabilité de l’engagement politique. En comprend-on encore les contours, la finalité ? Si nous ne participons pas à la vie politique, et si nous ne parvenons pas à intégrer la jeunesse, alors nous périrons à petit feu.
S’enquérir des besoins et attentes des moins de 35 ans
Ce constat est une occasion de s’engager, en soutenant le “faire-famille”, à renforcer ce qui nous permet de “faire-nation”. S’enquérir des besoins et attentes des moins de 35 ans, ceux qui transmettent la vie pour le peu que l’idée leur semble désirable, ceux qui commencent déjà à construire le monde de demain, c’est lancer une bouée de sauvetage d’abord à eux-mêmes mais par effet domino à notre système de vie en société. Faute de quoi, l’anarchie d’un monde dépolitisé, désocialisé, mènera à une guerre de tous contre tous et à la loi du plus fort. Soutenir politiquement tout ce qui permet de faire famille, c’est d’une manière très aristotélicienne de renforcer le lieu d’apprentissage du lien solidaire et social, de la vie en communauté.
La prise en compte du contexte et des besoins familiaux n’est pas qu’un impératif politique, il l’est aussi pour le monde du travail. 89% des salariés ont des responsabilités familiales, et l’équilibre entre vie privée et vie professionnelle est qualifié de critère important pour 9 salariés sur 10. Pour la moitié d’entre eux, il s’agit d’un critère essentiel, avant le salaire. D’après une étude menée par The Boson Project, The Helpr et 123, Kids en 2023, 77% des salariés ont encore des difficultés à concilier leur vie au bureau et leur vie à la maison. En parallèle, une étude d’Harvard a démontré qu’un salarié heureux serait 31% plus productif, 6 fois moins absent, 2 fois moins malade et 9 fois plus loyal.
Des chiffres non négligeables à considérer sérieusement pour construire une culture d’entreprise et une image de marque attrayante. 82 % des parents salariés se disent prêts à changer d’entreprise pour avoir accès à plus de services parentalité. Ces nouvelles réalités enracinées dans le lien interpersonnel le plus intime nécessitent une véritable prise de conscience de la part de tous les acteurs économiques et politiques.
Pour que votent les moins de 35 ans, il faut que ces derniers retrouvent confiance dans l’organisation et l’expression politique, dans des projets qui s’adressent à leurs attentes. Nulle autre option que de s’enquérir de leurs inquiétudes et revendications de vie quotidienne. Parvenir à le leur signifier de manière convaincante – ou peut-être juste audible ?- est fondamental. Ce devrait être tout le travail des écuries politiques qui se mettent en ordre de bataille pour les élections législatives anticipées de l’été 2024. Nous demandons des projets enthousiasmants, fédérateurs, mettant l’humain, ses besoins de lien, sa dignité au cœur, des projets qui font barrage à tout ce qui aggrave l’isolement, à la désocialisation, à la décivilisation, à l’ultra-individualisme mortifère. Parce que nous aimons la France, les générations futures nous obligent.