Benoît Chervalier enseigne à SciencesPo Paris et à l’ESSEC (financement des économies et des entreprises en Afrique). Il est banquier d’affaires, fondateur et Président de one2five advisory, conseille les entreprises et les entités souveraines sur leurs opérations en Afrique.
La hausse du prix des matières premières agricoles et en particulier céréalières semble inexorable avec un impact direct sur les populations du continent africain. Quelles conséquences peut-on anticiper et quelles réponses pourraient être apportées ?
D’une part, la flambée du prix des matières premières agricoles et non agricoles est déjà une réalité porteuse de conséquences économiques, sociales et politiques incontestables. Le président de la Banque africaine de développement, Akinwumi Adesina, l’a mentionné lors des assemblées de printemps de la Banque mondiale et du FMI en avril dernier. D’autre part, les conséquences de cette hausse des prix vont génèrer une détresse alimentaire dans plusieurs pays et pour plusieurs couches de la population, ce qui pourrait déboucher sur des mouvements sociaux.
D’un point de vue économique, dans beaucoup de pays, ces matières agricoles sont subventionnées et représentent un coup budgétaire conséquent pour l’État. Or, la situation budgétaire s’est beaucoup détériorée ces cinq dernières années pour afficher une dette sur PIB deux fois plus importante que celle de 2010 (i.e. 80% pour les pays d’Afrique du Nord en 2021 contre 40% en 2010 et un doublement sur la même période pour l’Afrique subsaharienne). La question de la soutenabilité de l’endettement des pays se pose en raison du coût budgétaire lié à la mise en place de coussins venant compenser cette hausse des prix. En Tunisie, par exemple, les finances publiques déjà exsangues ne sont guère en capacité d’accorder de nouvelles subventions. Par ailleurs, les prix des matières premières agricoles ont connu une forte hausse et les pays africains importent à 90% leur blé selon l’International Trade Center. Par conséquent, il y a un fort risque de voir naître des troubles sociaux qui pourraient se transformer en troubles politiques. Il est donc urgent d’apporter à court terme une réponse concrète à ces défis. C’est tout l’enjeu de l’initiative FARM (Food on Agriculture Resilience Mission) présentée par le Président Macron lors du dernier G7.
D’un point de vue plus structurel, comment l’Afrique peut elle réduire sa dépendance vis-à-vis d’autres pays ?
Il est important de rappeler en premier lieu qu’il faut éviter de parler de l’Afrique de manière globale, car cela mène à des erreurs d’appréciation grossières et à des a priori ou des racourcis qui sont en général défavorables à l’image du continent. Il y a certes un continent mais il convient avant tout de se pencher sur les réalités sous régionales et propres à chaque pays.
Le monde, et les pays africains, doivent affronter coup sur coup deux crises majeures : une crise sanitaire – qui n’est d’ailleurs pas terminée – et le conflit en Ukraine. La crise du Covid a révélé la nécessité de renforcer et repenser la souverainté sanitaire et industrielle des États. La crise ukrainienne y ajoute le besoin d’une réflexion sur la souverainté alimentaire et énergétique et amène à repenser de manière plus globale l’interdépendance des États et les liens politiques, stratégiques et commerciaux qui en découlent.
Il est ainsi question pour tous les États, et les États africains en particulier, de s’organiser pour être souverains dans leurs décisions et être en mesure d’absorber ces chocs. Je précise que la souveraineté n’est pas synonyme d’autarcie ou de repli sur soi, ni nécessairement qu’il faille produire tout, tout seul. C’est en fait une multitude de leviers qui consistent à pouvoir exercer librement son pouvoir politique et commercial. Le blé, par exemple, est très majoritairement importé de Russie et d’Ukraine, or la difficulté n’est pas tant que les pays africains soient importateurs, mais plutôt qu’ils le soient quasi-exclusivement de ces deux pays. De la même manière, la crise du Covid a révélé la vulnérabilité des Américains et des Européens, qui se trouvent être trop dépendants de leurs importations chinoises de semi- conducteurs. Le problème ne se situe donc pas dans l’existence d’un commerce mondial, au contraire, mais dans l’existence d’une chaîne d’importation quasi-exclusive. Il s’agit avant tout d’une question de diversification des chaînes d’approvisionnement et de capacité de production automne.
Comment parvient-on à cette diversification ?
Il y a trois volets essentiels pour parvenir à cette diversification.
Le premier est celui de la diversification des sources d’approvisionnement. Il faut sourcer de manière différente les pays importateurs. La France reste un grand exportateur de blé. Ces dernières années, par exemple, l’Algérie s’était peu à peu détournée de la France pour se fournir auprès de l’Ukraine. Aujourd’hui, il serait possible d’établir un nouveau partenariat gagnant-gagnant où l’Algérie a un intérêt à acheter du blé en France, et la France, ainsi que de manière plus globale l’Europe, ont un intérêt à augmenter leurs importations de gaz algérien.
Le deuxième volet consiste à mettre en œuvre des partenariats fondés sur les avantages comparatifs entre pays partenaires. Tel pays va produire telle matière agricole, tel autre une autre matière critique, de sorte qu’ensemble, ils vont être plus forts. Il s’agit de revenir aux fondamentaux des avantages comparatifs de Ricardo, le but étant de créer des filières organisées. Cela suppose une organisation qui n’est pas institutionnelle, mais intra-gouvernementale et patronale. Une telle organisation implique du courage et de la volonté politique.
Enfin, le troisième volet est celui de la mise en place d’une production nationale basée sur le développement du capital humain et des atouts propres à chaque pays.
La combinaison de ces trois actions sur la durée est plus soutenable que n’importe quelle aide extérieure, quand bien même celle-ci est indispensable à court terme pour amortir un choc d’une telle nature. Il importe surtout que les solutions soient africaines et il convient de se remémorer que les économies du continent disposent d’atouts majeurs pour réussir cette transition.
Qu’est ce qui a changé entre la crise du Covid et la guerre en Ukraine pour le financement des États et des entreprises africaines ?
La crise du Covid et la crise née du conflit en Ukraine aboutissent à des conséquences opposées. Au niveau du financement des États sous la crise du Covid, le FMI avait estimé en 2021 les besoins du continent à 285 milliards pour faire face aux conséquences de la pandémie. Le sommet sur le financement des économies africaines organisé à Paris en mai 2021 avait évoqué un objectif de 100 milliards de dollars basé sur les 650 milliards de dollars émis par les Droits de Tirage Spéciaux (DTS) supplémentaires du FMI, et dont 33 milliards de dollars sont revenus aux pays africains, le différentiel étant une négociation avec les pays tiers pour allouer une partie de leurs DTS non utilisés.
En effet, la crise sanitaire a révélé et amplifié l’asymétrie entre les pays matures et les pays émergents. Les premiers ont bénéficié de taux nuls ou faibles et d’une abondance de liquidités, en particulier grâce à l’intervention de leurs banques centrales. Cela leur a permis de financer plus de 10 000 milliards de dollars de plan de soutien et de relance avec un volume du coût de la dette au même niveau en 2020 que celui de 2010 en dépit d’un endettement total deux fois supérieurs (120% en moyenne de dette publique sur PIB contre 60%) ; a contrario, les pays émergents et à faible revenu ont vu le coût de leurs dettes sensiblement augmenter, réduisant d’autant plus leurs marges de manoeuvre pour des emprunts nouveaux. Dès lors, les réflexions ont porté sur la nécessité de réduire le coût du financement pour ces pays, notamment africains, en créant des mécanismes de transfert de garanties et d’abaissement du coût du crédit. Par exemple, l’initative de liquidité et de durabilité défendue par Vera Songwe, Secrétaire exécutive de la Commission économique pour l’Afrique des Nations Unies s’inscrivait dans cette logique.
Les conséquences du conflit en Ukraine ont chamboulé cette approche puisque le temps des taux nuls ou faibles est révolu avec le retour de l’inflation ; les banques centrales ferment les robinets de l’argent facile pour les économies matures et vont resserer leurs politiques monétaires. Mécaniquement, tout le monde va emprunter à des taux plus élevés et le risque des pays à bas revenus va indirectement être davantage réhaussé. C’est ce qui a amené la Côte d’Ivoire en avril dernier, pays émetteur pourtant régulier et parmi les mieux notés du continent, à renoncer à son Eurobonds, du fait de la surprime qu’il devait payer comparé à ses émissions antérieures.
De manière plus globale, les ressources fléchées vers les pays à faible revenu vont être plus onéreuses sur le marché privé et risquent de se raréfier ou être limités au niveau des créanciers publics. Lors du dernier sommet à Dakar fin 2021 entre la Chine et l’Afrique, la Chine a clairement affirmé qu’elle allait réduire la voilure. Le conflit ukrainien, dont il n’est pas encore possible de mesurer toutes les conséquences, va entraîner une hausse très significative des dépenses militaires pour les pays de l’OCDE, une forte mobilisation de ressources pour reconstruire l’Ukraine le moment venu ainsi qu’une nécessité de renforcer les différents pans de souveraineté de tous les États. La combinaison de ces éléments ne laissera pas beaucoup de place pour des financements additionnels vers les pays tiers et notamment vers le continent africain.
Quelles seraient les solutions ?
Il va donc y avoir un moment de vérité pour les pays et les gouvernements. Il va être plus que jamais nécessaire que les pays africains se financent par eux-mêmes – c’est-à-dire par une hausse de l’endettement domestique -, qu’ils effectuent un choix avisé concernant leurs partenaires commerciaux et les contrats qui les lient, et enfin qu’ils adoptent des mesures politiques courageuses. Les financements institutionnels africains (fonds de pension, fonds souverains, etc.) devront aller en priorité vers les économies et les entreprises africaines, ce qui n’est pas nécessairement le cas aujourd’hui et cela pourrait se faire de manière juridiquement plus contraignante. Les pays devront très sensiblement élargir leurs assiettes fiscales et donc écarter certaines rentes, exemptions et autres subventions, en contrepartie d’une baisse importante des taux permettant de mieux inclure le secteur informel. Ils devront par ailleurs mettre en œuvre le partage d’informations fiscales, alors que moins de dix pays l’ont fait ou sont sur le point de le faire à la date d’aujourd’hui, ce qui est l’une des raisons du retrait des grandes banques internationales de la place du continent africain ces toutes dernières années. L’argent est donc là, le potentiel incontestable, mais il appartiendra à chaque pays de définir son chemin.
Pour conclure, le diagnostic macro ne doit pas occulter les fortes dynamiques locales, et en particulier au niveau des entreprises, du développement du private equity et de la fulgurance des changements en cours. L’heure ne doit être ni à l’optimisme, ni au pessimisme mais à l’action.