Nous approchions de la sortie de crise avec l’impression prégnante d’un retour à la réalité. Mais une réalité différente, déformée, transformée. Pour le mieux ? Nous avons beaucoup entendu parler d’un nouveau monde, d’un renouveau. Nous avons rencontré sur notre chemin de confiné.e.s beaucoup de messages d’espoir et, au potentiel sortir de cette période tourmentée, au moment de reprendre pied et de réorganiser nos vies, nous chancelons.
Notre Terre tournera-t-elle vraiment plus rond qu’avant ? Tirerons-nous réellement des leçons de ce que nous avons vécu ? Le monde meilleur tellement espéré pendant cette parenthèse qui se ferme doucement parviendra-t-il jusqu’à nous ? Cette inquiétude de retrouver un monde encore plus exacerbé dans ses défauts que le virus le plus connu de la planète a permis d’identifier nous engage à réfléchir collectivement, activement. Concernant nos modes de vie, nos façons de travailler, de communiquer. Ce qu’on veut et ce qu’on ne désire plus.
Ce qui m’apparaît comme le trait d’union entre nos chamboulements collectifs est cette question centrale du télétravail. Avec la paralysie qui a touché les sociétés mondiales durant le plus dur de la pandémie de Covid-19, et la fermeture des commerces dits « non essentiels » et des administrations publiques, ce nouveau mode de travail a littéralement explosé, se révélant être l’ultime solution, lorsque cela était possible, pour continuer à faire tourner l’économie de la planète[1]. Ce nouvel enjeu, qui concerne surtout les économies de services fortement numérisées, touche aussi bien notre sphère personnelle que notre vie professionnelle. Il touche également à tout ce qui fait que chacun.e a un rapport aux équilibres de vies bien à soi. Il y a celles et ceux qui ont apprécié cette période de repli sur soi, il y en a d’autres qui ont détesté la coupure forcée avec l’extérieur. Et entre les deux, un nuancier infini. Et c’est cela qu’il faut savoir peser, apprécier : la prise en compte des expériences différentes, multiples et uniques pour créer des schémas collectifs. Exercice loin d’être simple vous me direz. Un véritable jeu d’équilibriste pour que chaque collaboratrice et chaque collaborateur se sente bien, voire mieux qu’avant, dans ses habits d’humain, dans un système qu’on n’a pas forcément choisi et dans lequel on s’engouffre plus ou moins facilement…
Il convient, avant d’aborder la question du travail à distance, de différencier le télétravail subi et forcé que nous avons connu pendant les confinements liés à la crise sanitaire, du véritable télétravail. Le travail à domicile induit par la crise n’a absolument rien à voir (ni à envier) au télétravail pur et dur. Non choisi et pratiqué dans des conditions extrêmes (environnement souvent pas adéquat, enfants à la maison pour les parents, absence de préparation en termes d’organisation technologique et sociale, etc.), il laisse plutôt un goût amer aux équipes qui ont dû faire avec. Pour résumer, en plus de doubler le temps de travail des managers qui ont dû gérer soudainement la réorganisation générale, on a toutes et tous plus ou moins jonglé et fait au mieux. Horaires à rallonge, sentiment de tout faire en même temps et mal, pas de coupure, de délimitations des espaces. Tout se mélangeait et cela n’arrangeait personne. Au final, il reste un sentiment mitigé, celui d’avoir pu, bon an mal an, observer le changement, la transition réussie. Nous avons été capables de tout transformer en un temps record. Cela aura été le privilège des organisations agiles et apprenantes. Chez Free, ces avantages concurrentiels déterminants nous auront permis de placer en télétravail plus de 1 000 collaborateurs en 3 jours, un plan d’action que nous n’avions jamais activé auparavant. Une véritable réussite qui en dit long sur nos possibilités d’adaptation et de réactivité en intelligence collective. Chaque changement pourra désormais être appréhendé avec beaucoup plus de tranquillité d’esprit et de confiance.
Il est aujourd’hui temps de dresser le bilan. Nous avons observé, à tous les niveaux, qu’un changement était indispensable – dans l’état d’esprit avant tout. Les frontières entre sphères privée et professionnelle sont de plus en plus floues, les vies se confondent, se mélangent. Le monde du travail a toujours tenu à les diviser, à les cloisonner. Ce temps est révolu, il faut se rendre à l’évidence, même s’il existe des sas de décompression nécessaires entre les deux, on ne peut plus empêcher l’une et l’autre d’interférer. « Cette séparation, ce clivage, qui est assez constitutif à la fois de l’organisation sociale, économique et psychique également pour tout un chacun, pose des tas de problèmes, notamment pour les femmes, qui ne réussissent pas toujours à concilier le travail et les ¾ du travail domestique. », indique Aurélie Jantet, sociologue, spécialiste du travail, des émotions et du genre[2].
Le digital a contribué à réinventer les codes du travail, notamment à faire émerger de nouvelles organisations, plus collaboratives, et à accélérer l’obsolescence de la vision hiérarchisée du management classique. Avec l’évolution des mentalités, le modèle du manager autoritaire et omniscient qui fonde son travail sur le contrôle visuel a été remplacé par le coach leader qui fait et donne confiance, s’engage pour engager. Nous sommes passés d’un schéma individualiste à la culture de la co-construction et de l’intelligence émotionnelle. La réussite est collective, le succès partagé. De la même façon, le management français est aujourd’hui au défi d’évoluer très vite sur la question du présentéisme. On ne peut plus se contenter de penser que les gens ont besoin d’être présents au bureau pour travailler. Ce n’est pas vrai.
Les cadres technologique, juridique et social sont en place pour résoudre cette nouvelle équation au travail, il faut désormais la maîtriser, l’adopter et nous en emparer. Le travail à distance réinterroge les postulats des managers. Il implique effectivement une petite révolution culturelle dans le management français qui est encore malheureusement très taylorien : prendre en compte les différents chronotypes, mesurer l’efficacité par les objectifs et non plus par la culture d’une présence valorisée proportionnellement au nombre d’heures effectuées – et pas souvent forcément productive. Tout ceci en prenant soin d’intégrer les équipes aux décisions liées aux grandes transitions de cette nature.
Dans le cadre de la communication à distance, il faut également accompagner de manière différente les équipes encadrantes : apprendre à animer une réunion en distanciel, occuper l’espace à travers un écran, partager la parole, savoir engager et susciter le débat, la créativité… tout autant de nouvelles compétences qu’il faut rapidement intégrer pour responsabiliser ses équipes lorsqu’elles ne sont pas physiquement présentes, via des actions de formation par exemple.
La nouvelle organisation de travail doit bien sûr être encadrée pour détecter les cas de décrochage, notamment concernant les jeunes générations qui ne possèdent pas encore les codes de l’entreprise, porter attention aux risques de déréalisation du travail (absence de retour du réel et perte de sens) ou encore identifier celles et ceux qui ne parviendraient pas à se déconnecter (il a été montré qu’il pouvait émerger un besoin de prouver qu’on est bien actif, même sans présence).
Le télétravail féminin en particulier est à accompagner de près car les avis divergent à ce sujet. Dans de nombreux pays, les femmes sont plus nombreuses à télétravailler que les hommes[3] (8,4 % contre 5,7 %) ; le travail à distance est-il ainsi un dispositif qui facilite l’activité professionnelle des femmes, en rompant avec l’idée désuète qui associait l’engagement à la présence, dans un contexte sociétal où ce sont encore elles qui assument culturellement la majeure partie des charges familiales ? Il faut en tout état de cause veiller à ce que ce mode de travail ne devienne pas un piège qui contribuerait à creuser les différences de salaires entre les femmes et les hommes, et qui les contraindraient à rester enfermées dans la sphère personnelle. Selon Elisabeth Borne, ministre actuelle du Travail, de l’Emploi et de l’Insertion, cela nécessite une vigilance certaine et des solutions intermédiaires existent : « Il y a des réponses qui sont intéressantes, notamment les tiers-lieux qui permettent de s’épargner les temps de transport sans pour autant mélanger les sphères privée et professionnelle[4]. »
Les sondages montrent que le désir de pérenniser le télétravail est massif. Facteur d’inclusion dans le sens où il constitue un moyen d’appropriation de nouvelles normes par les collaborateurs et collaboratrices, il apporte énormément d’avantages, au niveau de l’assouplissement des frontières entre les sphères personnelle et professionnelle : plus de confort, de praticité, moins de stress et une réduction de la charge mentale à travers la réappropriation du temps. On se rapproche aussi de la notion du care qui m’est chère, avec des temps de transport réduits pour s’économiser (les bénéfices sont inestimables en termes de prévention des risques psycho-sociaux, notamment pour les personnes en souffrance au travail), du temps pour soi (les micro-siestes et autres séances de yoga sont désormais possibles entre deux dossiers à traiter), être plus à l’écoute de ses émotions. Dès lors, et forts de plusieurs constats, notamment avec l’arrivée sur le marché du travail d’une nouvelle génération d’actifs compétents en matière de maîtrise des outils numériques, en demande d’autonomie et à la recherche de postes offrant du sens et un cadre équilibré, il est indispensable de pivoter, de s’adapter.
Au-delà d’un travail qui doit être apprenant et responsable, l’entreprise de demain tend de plus en plus à prendre une forme hybride, qui a d’ailleurs été adoptée dans les organisations dont j’étais leader, à savoir trois jours en présentiel et deux en télétravail. A la sortie de la crise sanitaire au début du mois de novembre 21, nous avons retrouvé un fonctionnement 100 % en présentiel, mais avec une belle évolution : à la discrétion de chaque manager, un accord « temps de travail » qui permet deux jours de télétravail par semaine, en milieu de semaine. Nos règles internes ont été définies et touchent vraiment à la manière d’équilibrer les aspirations individuelles des collaboratrices et collaborateurs. Pour des questions de cohésion d’équipes et de préservation des journées communes, le télétravail ne peut être mis en place les lundis et vendredis. Je pense que deux jours de télétravail hebdomadaires permettent de réguler l’activité et d’établir un équilibre sain entre conservation du lien social assuré par l’entreprise et équilibre des vies. Beaucoup de salariés sont très en demande de ce lien physique avec les bureaux ; faire pencher la balance vers plus de télétravail serait problématique dans notre secteur pour maintenir les échanges informels, les pauses ritualisées entre collègues, la synergie entre les équipes et la convivialité dont il est très difficile de se passer. L’enjeu est aussi identitaire car c’est via les interactions avec les collaborateurs que naît le sentiment de reconnaissance, d’appartenance à un groupe.
Près de deux tiers des salariés dans le monde pratiquent régulièrement le télétravail[5]. Je ressens ce besoin de regarder mes collaborateurs en face et de leur accorder cette confiance inconditionnelle, principe même de la notion de télétravail, et condition fondamentale de la réussite pérenne d’un mode de gouvernance au service du bien commun. Dès lors que l’on sait accorder sa confiance sincèrement et la faire respecter, pourquoi avoir peur d’écouter un besoin largement plébiscité, notamment par les millennials ? Pourquoi avoir peur de faire évoluer les codes professionnels et enfin adopter un télétravail régulier, comme c’est déjà le cas par exemple en Inde, en Australie, aux Pays-Bas et en Finlande ?
[1] Selon une enquête flash menée par la DARES, à la fin du mois de mars 2020, c’était un quart de la population active qui était passée en mode télétravail en France. Activité et conditions d’emploi de la main-d’œuvre pendant la crise sanitaire Covid-19
[2] Think Tank Marie Claire, Agir pour l’égalité, table ronde « L’impact du Covid-19 sur la vie professionnelle et la vie personnelle des femmes », octobre 2021
[3] Etude Eurostat, mars 2020
[4] Interview réalisée dans le cadre de l’événement annuel Think Tank Marie Claire, Agir pour l’égalité, table ronde « L’impact du Covid-19 sur la vie professionnelle et la vie personnelle des femmes », octobre 2021
[5] Etude Morar Consulting pour Polycom, L’évolution du monde du télétravail, 2017