La question des investissements étrangers dans des secteurs sensibles, comme la défense, soulève de vifs débats. Face à un environnement géopolitique incertain, comment protéger les intérêts industriels tout en encourageant les flux d’investissement nécessaires à la compétitivité des entreprises françaises ?
Le secteur de la défense occupe une place particulière dans l’économie nationale. Au-delà de la préservation d’une expertise industrielle, il s’agit de garantir la capacité d’un État à concevoir et produire des équipements essentiels pour sa sécurité. À l’heure où les tensions géopolitiques s’intensifient, la préservation de la souveraineté passe souvent par un contrôle rigoureux des financements venus de l’étranger. Les décideurs publics cherchent ainsi à éviter la captation de technologies jugées sensibles ou à réduire le risque de dépendance stratégique envers des puissances concurrentes.
C’est dans ce contexte que les autorités françaises ont renforcé les dispositifs de contrôle des investissements étrangers qui s’appuient sur différents leviers. Le dispositif des investissements étrangers en France (IEF) permet à l’État d’interdire des transactions jugées incompatibles avec les intérêts stratégiques de la nation et d’imposer des conditions strictes aux investisseurs. Ces contrôles visent à protéger non seulement les technologies de défense, mais aussi des secteurs cruciaux tels que l’énergie, la cybersécurité et les infrastructures stratégiques.
Des enjeux (géo)politiques et industriels
La volonté de préserver la souveraineté industrielle de la défense repose sur plusieurs constats clés. Le premier concerne la dimension géopolitique du secteur. La défense est au cœur de la capacité d’un État à protéger son territoire, intervenir dans des zones stratégiques et parfois redéfinir les rapports de force internationaux. Dans un contexte mondial où les relations entre grandes puissances se redessinent, où les engagements militaires à l’étranger et à la périphérie de l’Europe se multiplient, et où l’innovation technologique progresse à un rythme accéléré, la crainte d’une capture des entreprises nationales par des investisseurs étrangers se trouve exacerbée.
Le deuxième constat porte sur la nécessité de renforcer la résilience de la chaîne d’approvisionnement. Les entreprises du secteur, couvrant une large gamme de métiers allant de la fabrication d’équipements stratégiques à la production de composants spécialisés, sont des maillons essentiels de la force d’un pays en matière de sécurité et de défense. Une cession mal maîtrisée peut exposer à des risques de délocalisation ou, plus gravement, à des ruptures d’approvisionnement en période de crise. Dès lors, les autorités publiques s’interrogent sur la pérennité de l’ancrage local des entreprises concernées et sur les risques de voir des transferts de propriété déboucher sur une dépendance vis-à-vis de marchés étrangers.
Enfin, le troisième constat touche à la Base Industrielle et Technologique de Défense (BITD), qui joue un rôle essentiel dans l’innovation. Nombre de technologies développées pour des applications militaires finissent par irriguer le secteur civil. Par exemple, la miniaturisation de composants ou l’amélioration de certains procédés de fabrication sont souvent les résultats d’investissements significatifs dans la filière défense. Fragmentée et composée d’une multitude de PME, cette dernière est sous-investie depuis des décennies en raison d’un manque d’attractivité des capitaux privés et d’une volonté publique parfois limitée. On estime ainsi à plus de 100 milliards € le déficit d’investissement cumulé sur les dix dernières années, alors même que le budget prévu pour 2025 représente à peine 50 milliards €.
Il s’agit donc de rattraper un retard stratégique d’investissement dans un contexte d’urgence. Un tel rattrapage ne peut s’opérer qu’au prix d’efforts massifs, d’où la nécessité de trouver un arbitrage entre préservation de la propriété nationale et attractivité de la filière.
Protéger sans décourager : un équilibre difficile à trouver
L’équation n’est pas simple pour les pouvoirs publics. Car s’opposer à toute prise de participation étrangère, même dans le cadre de projets industriels sains, peut avoir des conséquences négatives. Un État qui multiplie les blocages pourrait décourager les investisseurs potentiels, affaiblissant ainsi la compétitivité de la filière. Sans financements extérieurs, les entreprises peineraient à se développer et à innover.
Dans un secteur aussi coûteux et exigeant que la défense, l’apport de capitaux externes peut faire la différence. Si la protection des actifs stratégiques est essentielle, il est également crucial que la filière ne se renferme pas sur elle-même, au risque de nuire à son dynamisme et à son rôle dans l’économie nationale. D’autant que les entreprises de défense ne disposent pas toujours de la taille critique nécessaire pour s’autofinancer à long terme.
Spécialisée dans les véhicules militaires, Arquus, ancienne filiale du groupe Volvo, a ainsi été reprise en juin 2024 par le groupe belge John Cockerill, à l’issue de cinq mois de négociations exclusives. L’industriel s’est engagé à maintenir l’ancrage industriel français d’Arquus, reposant sur cinq sites de production répartis dans l’Hexagone. Cette opération a marqué un tournant stratégique pour l’entreprise, la dotant d’une taille critique accrue et d’un positionnement plus compétitif face aux grands acteurs du secteur. Autre exemple : en 2017, Safran a cédé à l’américain Hexcel sa participation dans Structil, une entreprise spécialisée dans les matériaux composites et notamment productrice de pré-imprégnés carbone pour le Rafale. L’objectif : inscrire Structil dans la stratégie d’un leader mondial du secteur, pour renforcer ses capacités d’innovation et élargir son accès aux marchés internationaux.
Le cas LMB
Les récents débats autour du rachat de LMB Aerospace par l’américain Loar Group illustrent également cette problématique. LMB est une PME spécialisée dans la production de ventilateurs électriques pour des applications civiles et militaires. L’entreprise, qui emploie 80 personnes en Corrèze, a une forte activité à l’international, préservant ainsi des emplois locaux.
Dès lors, faut-il considérer LMB comme une entreprise stratégique ? Ses produits contribuent à des équipements susceptibles d’être utilisés par les forces armées, notamment pour la ventilation ou le refroidissement de matériels militaires. Si LMB est intégrée à la chaîne de valeur de la défense, son positionnement de niche et l’absence de brevets stratégiques la placent toutefois à l’écart des programmes de défense souverains. Elle n’est pas un fournisseur direct de la Direction générale de l’Armement (DGA) et son savoir-faire, axé sur l’agilité industrielle et la flexibilité de production, ne repose pas sur des technologies exclusives, des entreprises comme Safran ou Thales ayant elles-même un savoir-faire équivalent, en concurrence directe avec l’offre de LMB.
Après l’échec de tentatives précédentes de rapprochement avec d’autres industriels européens, le projet de rachat de LMB par Loar Group soulève des questions sur les implications d’une ouverture capitalistique. Loar Group a indiqué son intention de maintenir la production en France, d’intensifier ses activités à l’international et de soutenir LMB financièrement. Mais cette acquisition doit-elle être vue comme une menace pour la souveraineté industrielle ?
Différencier ce qui est critique de ce qui ne l’est pas
Face à l’essor des rachats d’entreprises stratégiques par des acteurs étrangers, la crainte réside dans le risque que l’investisseur transfère les savoir-faire ou délocalise la production. C’est dans ce contexte que les mécanismes de contrôle et les garanties exigées par l’État entrent en jeu. Les acquéreurs peuvent se voir imposer des contraintes afin de maintenir certaines activités en France, de limiter la diffusion de technologies sensibles, ou encore de soumettre toute évolution stratégique à l’approbation préalable des autorités.
Dans le secteur de la défense, la protection d’actifs réellement critiques est évidemment prioritaire. En revanche, s’agissant d’entreprises qui proposent surtout une organisation agile sans disposer de technologies critiques, un blocage pur et simple pourrait s’avérer contre-productif.
Les pouvoirs publics gagneront ainsi à analyser, de façon granulaire, la nature des activités : typologie des produits, caractère stratégique ou non, interdépendance avec d’autres programmes militaires. L’objectif n’est pas de nier les risques, mais de les évaluer au cas par cas, en distinguant les produits critiques des autres.
La souveraineté nationale ne doit pas être vue uniquement sous l’angle de la propriété du capital, mais aussi en termes de capacité à innover, à maintenir des emplois qualifiés et à structurer un réseau local de partenaires. Un modèle exclusivement national pourrait devenir contre-productif si, en fin de compte, les entreprises peinent à se financer et délocalisent faute de compétitivité.
La souveraineté industrielle implique donc une réflexion sur l’ensemble de la chaîne de valeur. Les pouvoirs publics doivent veiller à ce que le savoir-faire, la R&D et la production demeurent majoritairement ancrés sur le territoire, tout en étant ouverts aux investissements étrangers, qui peuvent apporter des bénéfices tout en respectant les intérêts nationaux. Exxelia, spécialiste des composants passifs complexes et des sous-systèmes de précision, illustre cette dynamique. Après avoir été détenu par plusieurs fonds européens, le groupe a été acquis par l’américain Heico. Bien que ce changement de propriétaire ait initialement soulevé des préoccupations concernant une possible perte de contrôle stratégique, l’État français a mis en place des mesures de protection pour limiter les risques et préserver la sécurité des intérêts nationaux.
Evaluer finement l’actif concerné
La concertation reste essentielle pour gérer efficacement la question. Les discussions doivent impliquer les ministères concernés, la direction des entreprises, les acquéreurs, ou encore les élus locaux concernés. Au-delà des mesures juridiques, l’État peut aussi soutenir les PME en les intégrant à des projets militaires ou en leur attribuant des marchés publics.
En définitive, la souveraineté industrielle s’apparente à une course de fond : conserver le contrôle sur les produits les plus critiques, assurer la sécurité d’approvisionnement et maintenir la possibilité de décider, en dernier ressort, des orientations stratégiques majeures de la filière. Cela ne contredit pas le fait de recourir à des partenaires étrangers, si ces derniers s’engagent à respecter un certain nombre de conditions.
La solution la plus efficace réside dans l’évaluation précise de l’actif concerné, une compréhension fine de la stratégie de l’investisseur et une vision claire des objectifs de l’État. Les textes de loi encadrant l’IEF, assortis de clauses sur la gouvernance et la protection des compétences, permettent cette approche rationnelle. Près d’une autorisation d’investissement étranger sur deux est d’ailleurs assortie de conditions imposées par l’État (44 % des autorisations rendues en 2023, selon la Direction générale du Trésor). Les services compétents procèdent à des analyses détaillées et demandent des garanties adaptées aux enjeux, confirmant la capacité de l’État à encadrer efficacement les investissements sans remettre en cause l’ouverture du marché.
In fine, le succès ou l’échec des rachats et des partenariats dépend presque toujours de la manière dont les autorités et les entreprises concernées se sont entendues sur les conditions de la transaction, et de la crédibilité des engagements pris. Dans une économie globalisée, le débat sur la souveraineté requiert certainement une analyse minutieuse de chaque dossier, tenant compte de la nature de l’entreprise et de ses produits, de la réalité de son marché et de la valeur ajoutée du repreneur. C’est seulement à ce prix que nous parviendrons à concilier la défense des intérêts nationaux et le dynamisme d’une filière essentielle à la sécurité du pays.
Eviter le piège des postures
Maintenir la propriété nationale d’acteurs stratégiques, tout en sécurisant des partenariats avec des investisseurs étrangers pour les acteurs critiques, constitue certainement un équilibre vertueux, permettant de renforcer la souveraineté française sur des bases nationales solides, tout en favorisant le développement rapide de la filière, sa résilience et sa compétitivité.
Les discussions légitimes autour du caractère critique ou non des technologies ou savoir-faire ne sauraient toutefois être confisquées par des postures idéologiques ou politiques, qui négligeraient les enjeux structurels auxquels fait face la filière : la nécessité d’un financement pérenne pour les quelque 4 000 entreprises qui la composent. Maintenir un tissu industriel compétitif et innovant suppose en effet de garantir aux entreprises un accès stable et diversifié aux capitaux.
Dès lors, l’enjeu réside surtout dans la capacité à encadrer ces prises de participation sans obérer le potentiel de développement des entreprises. Permettre l’entrée de capitaux privés, qu’ils soient français ou étrangers, sous réserve de garde-fous appropriés, apparaît comme une condition nécessaire au maintien de l’innovation et de l’attractivité de la filière. À cet égard, il convient de rappeler que nombre de technologies et de savoir-faire militaires n’auraient pu être pérennisés sans l’ouverture aux marchés export et aux capitaux étrangers. Une approche flexible de la gouvernance capitalistique, assortie de dispositifs de contrôle ciblés, constitue donc un levier stratégique pour conjuguer souveraineté industrielle et compétitivité économique. Il en va de la capacité de la France à préserver, sur le long terme, une industrie de défense performante et résolument tournée vers l’avenir.