Paul Robine : « La Chine est le pays où l’on trouve les meilleurs entrepreneurs dans le monde en ce moment. »

Publié le 07 mars 2025
Paul Robine - TR Capital

Entre innovations technologiques et tensions géopolitiques croissantes, le jeu asiatique en vaut-il encore la chandelle ? Fondateur et dirigeant de TR Capital, société d’investissement opérant à l’échelle pan-asiatique, Paul Robine est un acteur clé du private equity en Asie. Diplômé de l’EDHEC Business School, il a d’abord créé et dirigé le groupe Link avant de fonder TR Capital en 2007, où il pilote la stratégie d’investissement et supervise les décisions d’acquisition et de cession d’actifs. Pour Choiseul Magazine, il revient sur les transformations en cours en Asie, de l’essor des géants technologiques chinois comme DeepSeek aux répercussions des tensions géopolitiques sur l’économie de la région.

DeepSeek, nouvel acteur dans l’intelligence artificielle, suscite un intérêt croissant en Asie et au-delà. Voyez-vous cela comme une nouvelle donne durable ou un simple phénomène passager ?

Ce n’est nullement un phénomène passager, et les enseignements apportés par DeepSeek sont nombreux.

Le premier, ceux qui investissent depuis longtemps en Chine – c’est le cas de TR Capital – le savent, c’est que contrairement à ce que certains pensent aux Etats-Unis et plus encore en Europe, les entreprises chinoises sont leader dans beaucoup de domaines. L’Australian Strategic Policy Institute (ASPI) a créé en 2023 un tableau de bord de l’innovation critique dans une série de domaines clés (défense, énergie, IA, robotique, quantique, bio tech etc.). De 2003 à 2007, les Etats-Unis étaient leader dans 60 de ces technologies. Ces dix dernières années, la Chine est devenue numéro 1 mondial dans 57 des 64 technologies de pointe retenues.

Le second, sur lequel il convient aussi de s’arrêter, c’est que dans un contexte de retour du risque politique (« découplage », « de-risking », « friend-shoring » etc.), DeepSeek est un vrai succès « made in China ». Financier, car DeepSeek a été financé par le fonds chinois High-Flyer. Humain surtout, car les ingénieurs qui l’ont bâti ont été formés en Chine. Ceci est remarquable car si beaucoup de Chinois se sont formés – et continuent à se former – aux Etats-Unis, dans le cas de DeepSeek l’on parle d’ingénieurs qui ont étudié et ont travaillé en Chine.

Plus largement, DeepSeek montre que l’esprit d’entreprise et d’innovation est fort en Chine. Il a été longtemps favorisé par les autorités, et malgré les à-coups politiques que l’on sait, il est et demeure un atout durable pour le pays. Enfin, les médias sont depuis quelques semaines concentrés uniquement sur DeepSeek ; la réalité est qu’il y a au moins deux douzaines de sociétés aussi performantes que DeepSeek en Chine mais dont l’Occident ignore totalement l’existence.

Vous avez souvent défendu une vision pragmatique de l’économie chinoise, malgré les incertitudes politiques. Aujourd’hui, comment évaluez-vous la trajectoire économique de la Chine ? Son ralentissement structurel est-il un vrai frein ou une étape naturelle vers une économie plus mature ? Dit autrement, comment va la Chine ?

La Chine est sans doute le pays où l’on trouve les meilleurs entrepreneurs dans le monde en ce moment. L’innovation dans certains secteurs (IA, voiture électrique, robotique) y est supérieure au reste du monde. Si DeepSeek montre que la taille n’explique pas toujours tout, elle compte tout de même, notamment en matière de capital humain. En Chine 4 millions d’ingénieurs sortent des universités chaque année, contre 500 000 aux Etats-Unis. C’est une donnée essentielle, qui va produire des effets à long terme.

Ce qui est incontestable en revanche, c’est que la mauvaise gestion post Covid et le retour de la conflictualité géopolitique dans un contexte de rivalité avec les Etats-Unis ont créé des difficultés. La conséquence directe et historiquement inédite a été la coupure quasi-totale des flux financiers internationaux (mais pas nécessairement industriels) de l’Ouest vers la Chine. En d’autres termes, de 2021 à 2024, les investissement financiers internationaux vers la Chine ont chuté à des niveaux historiquement bas.

On commence aussi à observer un début de mouvement des entrepreneurs chinois vers l’international. La Chine et ses entreprises, de fait, se redéployent au-delà de leur marché domestique vers l’Asie du Sud Est, vers le Moyen-Orient, mais aussi vers les Etats-Unis. C’est d’ailleurs une leçon pour les autorités chinoises qui commencent à comprendre que si les conditions sur le marché domestique chinois se dégradent, les entreprises iront chercher des relais de croissance ailleurs. Certains discernent d’ailleurs un début de « brain drain » des entrepreneurs chinois vers les Etats-Unis. Si le mot est un peu fort, il est clair que les autorités n’y sont pas insensibles, et multiplient ainsi depuis quelques semaines/ mois les signes visant à encourager à nouveau le secteur privé, ce qui n’était plus le cas depuis 3 ans. Le marché cote chinois reflètent cette évolution :  le Hang Seng index a bondi de 16 000 à 23 500 points au cours de ces 12 derniers mois. A titre de comparaison, le CAC40 est resté aux alentours de 8 000 points durant cette même période.

Enfin, au plan macroéconomique, la Chine a une croissance potentielle de l’ordre de 5 à 5,5%, contre 2,5% à 3% aux Etats-Unis, et de l’ordre de 1 à 1,5% pour l’Union européenne et la zone euro. Dit autrement : si l’on se base sur des faits et non des dogmes, préfère-t-on investir en Chine ou l’on emprunte maintenant 3% moins cher qu’aux Etats-Unis, ou les valorisations sont encore basses et ou l’innovation ne cesse de progresser (BYD vient de produire un nouveau modelé auto avec une autonomie de 2300km, les trains grande vitesse sont performants, le nucléaire se développe etc.) ou dans des économies endettées où les taux sont élevés et la croissance est faible ? La réponse est assez claire.

Avec les tensions commerciales et les réorganisations industrielles, l’Inde semble émerger comme une alternative crédible à la Chine pour de nombreux investisseurs. Considérez-vous que l’Inde profite des difficultés chinoises ?

L’Inde et la Chine sont deux géants très différents, lesquels, à part peut-être la pollution gigantesque, ont peu en commun.

L’Inde de l’administration Mohdi a su développer, tant au niveau national qu’international, une image favorable aux affaires et au développement économique, et entretenir la perception très ancrée que l’Inde est la plus grande démocratie du monde.  Tout au contraire, l’image de la Chine s’est détériorée, non seulement au plan politique, mais aussi en s’assumant beaucoup moins pro-business qu’elle ne l’avait été depuis 20 ans.

Dans ce contexte, il y a eu un réel « effet Mohdi », qui a su drainer des capitaux domestiques et internationaux vers l’économie. Les nouvelles politiques visant à taxer moins les entreprises et à stimuler la consommation vont dans la bonne direction. Dès lors, si les valorisations des sociétés sont élevées (l’indice NIFTY est passé de 11 000 à 22 000 points en 5 ans), la croissance le justifie. Il faut ajouter à cela que la population est jeune, nombreuse, éduquée, et aspire légitimement à une hausse de niveau de vie quand le PIB par habitant indien est de l’ordre du quart de celui de la Chine. Le pouvoir en place en Inde étant favorable aux entrepreneurs, des corrections boursières sont possibles à court terme mais elles ne remettraient pas en cause un environnement favorable à moyen et long termes.

Depuis quelques années, on parle beaucoup de la restructuration des supply chains mondiales. Assiste-t-on réellement à un changement profond, ou plutôt à un changement des flux financiers vers la Chine ?

La Chine reste l’acteur dominant de la supply chain mondiale, non plus parce que ses couts de production sont faibles mais parce que son industrie s’est développée. L’environnement géopolitique étant plus volatile, les entrepreneurs chinois sortent depuis quelques années leur usines de production pour les installer au Vietnam, au Mexique et en Europe de l’Est. C’est aussi une façon de contourner les barrières tarifaires et, par exemple dans le cas de l’Europe, de faire droit à la volonté de beaucoup de pays de relocaliser sur leur sol de la production industrielle avec tous les effets positifs induits (emploi des personnes, montée en gamme des compétences, localisation de la matière fiscale taxable etc.)

Dans ce contexte, estimez-vous toujours qu’il est utile et rationnel d’investir en Chine ? À quelles conditions un investisseur doit-il aujourd’hui regarder le marché chinois avec intérêt ?

Il serait dangereux, car très dogmatique, de faire une croix sur la deuxième économie mondiale. L’économie, et c’est plus encore le cas pour les investisseurs en capital, est par nature risquée, car elle ne se déploie pas hors d’un contexte politique. Mais la politique est un risque comme un autre, à mesurer et à assumer.

Si l’on considère la Chine, il faut éviter les raccourcis simplistes. Elle n’est certes pas la Norvège. Mais elle n’est pas non plus la Corée du Nord ou la Russie ! Si l’on s’arrête par exemple sur Shenzhen et le Greater Bay Area, il s’agit sans doute de la zone économique la plus innovante au monde, plus que la Silicon Valley. Il faut observer d’ailleurs que depuis quelques mois, l’investissement dans les sociétés listées s’est à nouveau graduellement accru. En un mot, les marchés boursiers chinois rassurent et les investisseurs reviennent.

Le cas du private equity est par nature plus compliqué car il s’agit d’investissements sur des années, voire de l’ordre de la décennie, donc peu liquides. La décision d’investissement dans ce cadre est donc différente. Il est un peu tôt pour dire si l’investissement long terme en Chine est en train de repartir. Le marché des introductions en bourse, qui est lié, reprend lui clairement des couleurs. Le vrai catalyste sera la suivant : un retour éventuellement marqué des fonds mondiaux de LBO. Si cela se produit, ce sera un signal très clair d’ouverture qu’un nouveau cycle s’ouvre, et il est probable que les mouvements seront rapides.

Les États-Unis, avec l’Inflation Reduction Act et une politique industrielle de plus en plus offensive, semblent reprendre la main sur la scène économique mondiale. Comment analysez-vous cette montée en puissance de l’Amérique et son impact sur les dynamiques d’investissement en Asie ?

Il est clair que les Etats-Unis opèrent un retour en force massif, qui a surpris un peu tout le monde. Comme souvent, plus que des ruptures, il faut parler d’accélération : l’IRA a été mis en place par une administration démocrate, précédant le retour d’une administration Trump très soucieuse de rétablir la prééminence américaine.

Le retour du politique au premier plan a déjà eu et aura un fort impact, notamment sur la technologie, car l’on tangente ici les questions militaires. La façon dont l’Amérique a développé des mesures visant à affaiblir la Chine en matière de microprocesseurs est bien connue. Cela dit, cette montée en puissance de l’Amérique doit être relativisée.

D’abord parce que l’économie à une certaine autonomie par rapport à la politique. Le déficit commercial américain à l’égard de la Chine, dénoncé avec véhémence par l’administration Trump, s’est certes réduit au cours des dernières années ; mais le niveau global de déficit, lui, ne s’est pas réduit, les échanges commerciaux américains avec d’autres pays se dégradant à due concurrence.

Ensuite, parce que les ressorts fondamentaux du développement de la Chine, et sa taille (de l’ordre de 20% du PIB mondial) n’ont pas été entamés. Les investissements étrangers en Chine me semblent plus de nature à se modifier (par exemple avec la montée en puissance des investisseurs moyen-orientaux) qu’à se réduire. Quant à l’Amérique, il est clair que l’inflexion pro business de l’administration Trump, couplée aux atouts américains de toujours que l’on a parfois un peu oubliés (esprit d’entreprise, brain drain, innovation, profondeur des marchés financiers), en fait une place où il est logique d’investir à moyen-long termes

Enfin, à long terme, pensez-vous que la Chine pourra toujours prétendre détrôner l’économie américaine d’ici 2030, ou cette perspective vous semble-t-elle aujourd’hui de plus en plus incertaine ?

Durant les années 1980 beaucoup pensaient que le Japon détrônerait les Etats-Unis. Depuis 15 ans, beaucoup pensaient la même chose de la Chine. Pourtant, en décembre 2022, le Japan Center for Economic Research (JCER), l’un des plus influents think tanks japonais- de ceux qui ont longtemps vu la Chine prendre le leadership économique mondial – prenant en compte des éléments conjoncturels (crise du Covid, situation politique) et structurels (démographie) a finalement estimé que la Chine, dans un contexte d’opposition politique avec l’Amérique, ne parviendrait pas à s’imposer comme première économie.

Il donc très compliqué de savoir où en sera précisément l’économie chinoise dans 10 ou vingt ans et si oui ou non elle sera la première au monde. Comme entrepreneur et comme investisseur de long terme, en revanche, il est clair que deux zones sont à privilégier pour les 10 prochaines années : l’Asie, où TR capital investit depuis 17 ans, qui a un potentiel de croissance et d’innovation unique ; les États-Unis dont la puissance financière et la stabilité sont imbattables.