Le grand paradoxe français : quelles en sont les causes ?

Publié le 26 août 2024

Le monde semble vivre dans un paradoxe permanent difficile à expliquer. Deux tendances contradictoires s’opposent : d’un côté, l’humanité a fait des progrès incroyables au cours des deux derniers siècles dans tous les domaines et pourtant, dans le même temps, le mécontentement dans les médias et les urnes a rarement semblé aussi important [1].

Comment pourrait-on expliquer alors ce qui semble irréconciliable en apparence ? De nombreux éléments tels que différences entre perceptions et réalité, jouent un rôle pour expliquer cette relative déconnexion.

La subjectivité de l’individu, l’importance des inégalités dans des sociétés à dessein égalitaires, leur instrumentalisation ou laissez-faire et une certaine remise en cause de la raison contribuent notamment à cette montée du mécontentement contre les dirigeants mais plus globalement contre les institutions et le fonctionnement des sociétés elles-mêmes dans leur ensemble. La population semble de plus en plus désabusée même si la situation objective ne serait pas aussi négative que cela.

Après avoir présenté ce qu’on peut appeler le grand paradoxe français, l’article essaiera de l’expliquer avec une approche multidisciplinaire provenant de la sociologie, de l’économie ou de la science politique en utilisant également une lentille historique. En conclusion, quelques solutions possibles sont esquissées. Même si certaines références ne sont pas nécessairement françaises, l’article se focalise plus sur le cas français pour les explications du grand paradoxe.

1. Qu’est-ce que le grand paradoxe ?

Avant de parler des sentiments de déclin, d’anxiété, de colère, il est important de présenter rapidement l’étendue, en quelques chiffres, des progrès achevés jusqu’alors de l’humanité dans le dernier siècle.

Commençons par exemple par la pauvreté. En 1900, le monde comptait plus de 90% de pauvres pour 1 milliard d’habitants. Aujourd’hui, il y en a moins qu’en 1900 avec 8 milliards d’habitants.

En termes d’espérance de vie, elle était de 35 ans en 1900 dans le monde contre 70 ans désormais en moyenne. La médecine a fait en quelques décennies des progrès qui n’étaient même pas concevables. Des maladies considérées comme incurables peuvent désormais être soignées et la guérison de maladies génétiques est possible.

Les famines ont quasiment disparu alors qu’elles étaient courantes. S’agissant de l’éducation, le monde comptait en 1900, plus de 80% d’illettrés contre moins de 20% aujourd’hui. De même, la criminalité s’est réduite de manière drastique avec des taux d’homicide qui ont été divisés par 20 en Angleterre du XIVème siècle au XIXème siècle. Aux États-Unis, en Nouvelle-Angleterre, ce taux a été réduit d’un facteur de 80 en quelques décennies (Pinker 2018) [2].

Politiquement, en deux siècles, même si le degré d’approfondissement diffère, le monde est passé d’une minorité de démocraties (et une quasi-absence) à un nombre multiplié par quatre. Enfin, plus de la moitié des États ont aboli la peine de mort. Cette dernière restant essentiellement cantonnée dans quatre pays.

Comment expliquer ces avancées indéniables de l’humanité ? Le progrès, la science, la liberté de conscience, d’entreprendre, l’esprit critique et une conception libérale de la société avec des contre-pouvoirs, des institutions fortes ont largement contribué à ces évolutions qui se sont réalisées sur deux siècles environ.

Ainsi, hormis les pays pétroliers ou gaziers, les pays étant devenus des pays à hauts revenus le doivent à l’innovation, les investissements dans le capital humain, notamment l’éducation et des institutions fortes dépersonnalisées avec des contre-pouvoirs qui permettent d’avoir un certain renouvellement [3].

Malgré tous ces progrès, un sentiment de déclin et de frustration est de plus en plus partagé, notamment dans les sociétés occidentales, qui aboutit à une montée électorale des populismes qu’il soit en Europe occidentale, orientale aux États-Unis[4]. Le populisme, qu’il soit de gauche ou de droite, repose notamment sur un discours anti-élite, souvent complotiste ; un certain « dégagisme ».

Comme l’a montré Eichengreen (2018) [5], le populisme n’est pas un phénomène nouveau. Il a notamment été très présent à la fin du XIXème siècle que ce soit aux États-Unis ou en Europe occidentale, notamment en France avec le boulangisme par exemple. Après une certaine disparition pendant plusieurs décennies, il s’est renforcé électoralement dans la dernière décennie comme démontré par Guriev que ce soit en Europe ou aux États-Unis par exemple (2022) [6].

Ainsi, peut-on parler d’un grand paradoxe, notamment en France, avec une amélioration très notable des conditions de vie de la population (dans son ensemble) mais un ressentiment croissant dans les dernières décennies d’une grande part qui se traduit de plus en plus dans le vote et les discours populistes dans les sociétés occidentales et au-delà ?

2. Comment peut-on expliquer ce grand paradoxe français ?

Il existe plusieurs explications possibles à ce grand paradoxe : les menaces sont objectives comme les menaces environnementales mais il peut également y avoir des explications politiques, sociologiques, économiques ou médiatiques qui le sont moins.

Des menaces réelles : les menaces environnementales et le changement climatique

Les menaces environnementales, à commencer par le changement climatique, posent des menaces existentielles pour l’humanité auxquelles il faut s’attaquer dès aujourd’hui.

Même si la prise de conscience a été longue, elle est largement acquise [7]. Même si la performance énergétique de la production a beaucoup progressé et que la trajectoire connaît un infléchissement en termes d’émissions de gaz à effet de serre, il existe une éco-anxiété diffuse dans la société, notamment parmi les jeunes.

Dans ce domaine, il est intéressant de noter que les citoyens (européens notamment) sont prêts à faire des sacrifices pour changer de mode de vie avec des taxes carbones par exemple pour peu que ces efforts apparaissent comme équitables pour tous les individus de la société (Dechezleprêtre et al. 2022). Or, pour lors, il y a une déconnection totale entre les émissions de carbone des plus aisés et ceux des plus pauvres et ainsi, une personne en zone rurale ne comprend pas pourquoi elle devrait contribuer à la réduction des émissions carbone et payer une taxe carbone pendant que certains consomment sans véritablement se soucier de ses émissions.

Or sans efforts partagés au sein de la société, les émissions se réduisent à un rythme plus faible que nécessaire, contribuant ainsi à cette éco-anxiété. Les efforts équitables se doivent d’être au cœur de l’action pour les citoyens, ce qui n’est pas forcément l’approche des décideurs politiques. Cette menace est bien réelle et pourrait expliquer une peur objective car la population se rend compte de l’impasse actuelle.

Des contrats sociaux tendus : des États affaiblis pour des attentes accrues

Les contrats sociaux entre États et citoyens sont tendus voire cassés dans de nombreuses sociétés. La croissance des inégalités, les peurs de déclassement, l’exclusion sociale et les réponses inappropriées des États de manière récurrente ont miné la confiance dans l’État et les institutions et sont sources de tensions et de remise en cause du contrat social. L’égalité et la fraternité sont au cœur du fondement des États modernes, notamment de la République française mais n’apparaissent pas comme tels en réalité.

Il existe deux mouvements largement incompatibles dans la relation entre États et citoyens : d’un côté, les États sont de plus en plus affaiblis et de l’autre les attentes sont probablement aussi fortes de la part des citoyens vis-à-vis de l’État (et mêmes plus fortes en termes de besoins sociaux).

Depuis les années 80 et l’émergence de la prépondérance des économistes monétaristes, de l’augmentation de l’endettement et de la nouvelle gestion publique, l’État est remis en cause, considéré comme un frein à une économie prospère et c’est la libéralisation de l’économie et la sous-traitance de certains services publics au secteur privé qui est la pensée dominante. L’État est attaqué d’une part.

Mais les États sont également de plus en plus fragilisés du fait de l’endettement croissant qui s’accélère notamment avec l’évasion fiscale. Les marges de manœuvre budgétaires sont de plus en plus limitées. Il est également important de noter que l’endettement est également le fruit de l’inefficacité des dépenses ou de mauvais choix de politiques publiques résultants également de la capture de l’État par des intérêts privés [8]. À ce titre, même si la France reste à des niveaux faibles mondialement, les derniers chiffres produits par un chercheur célèbre en la matière, Daniel Kaufmann, montrent la détérioration en la matière dans la dernière décennie [9].

Les États sont de plus en plus supplantés par des acteurs privés et des multinationales, globalisées qui ont pris un pouvoir de plus en plus important, comme les entreprises du secteur des nouvelles technologies ou bien certaines entreprises industrielles qui limitent d’une certaine manière leur action, dans la mesure où la globalisation leur a permis d’échapper à l’impôt et ainsi de paupériser les États de manière indirecte et donc réduire leurs actions.

Or, dans le cadre du contrat social, les citoyens attendent de plus en plus que l’État soit le garant de droits économiques et sociaux larges comme le droit à l’éducation, à la santé mais aussi au logement et à des mécanismes de redistribution ou de péréquation importants.

Sont concernés notamment le droit à la retraite, à l’indemnisation en période de chômage ou encore à des transferts sociaux ou allocations diverses en fonction de la situation de l’individu. Lorsque l’État ne remplit pas pleinement ces attentes, ses dirigeants en sont tenus pour responsables même si le niveau de dépense publique reste très élevé par rapport à la richesse produite.

Les choix sont donc de plus en plus difficiles pour les dirigeants (sans s’attaquer à des réformes sur l’efficacité de la dépense) : soit ils mènent des politiques d’austérité (menant à la réduction de la dette ou à sa faible augmentation) mais elles conduisent à un vote populiste [10] et à une plus faible confiance dans le pouvoir politique [11], soit ils mènent une politique laissant plus filer l’endettement mais étant donné l’intégration économique et financière de la France, elles ne peuvent pas être menées indéfiniment d’autant qu’une partie de ces dépenses est souvent relativement inefficace et/ou mal ciblées et c’est alors une fuite en avant qui demandera des ajustements tôt ou tard.

Le ressentiment vis-à-vis de l’État et de ses dirigeants est ainsi assez inéluctable et les partis populistes, qui ne sont pas confrontés à l’endettement dans l’opposition, ont tout intérêt à ne pas prôner l’austérité et recommander plus de dépenses.

Les peurs dans une ère d’égalité en démocratie

Tocqueville avait montré, dans De la démocratie en Amérique, que la grandeur de la démocratie était d’avoir permis l’égalité et épanouissement de l’individu [12]. Dans ce contexte, les sociétés, notamment en Europe, ressentent beaucoup plus négativement l’inégalité.

Sur très longue période, il n’y a pas de doute que les sociétés actuelles soient plus égalitaires qu’elles ne l’étaient avant l’ère des révolutions mais comme le montre Thomas Piketty [13], un mouvement de croissance des inégalités et de pauvreté intergénérationnelle s’est accru dans les dernières décennies. La propension à supporter l’inégalité en Europe est faible et toute augmentation est perçue négativement car elle est au cœur du contrat social dans la plupart de ces sociétés.

Fukuyama (2022), dans Liberalism and Its Discontents, explique que le libéralisme économique des dernières décennies a conduit à l’augmentation des inégalités et à générer des perdants qui ont été négligés car, globalement, la tendance avait été positive pour la grande majorité des individus. Mais ces inégalités sapent aujourd’hui la confiance dans les institutions et plus avant les idéaux démocratiques [14] car l’égalité (au moins des chances) est au cœur de la grandeur de la démocratie et du contrat social implicite entre États et citoyens. Le sentiment (réel ou non) de laissés pour compte pour une partie de la population et de mépris de la part des dirigeants a donc conduit à une colère grandissante qui s’est retrouvée exploitée par les mouvements populistes.

En outre, il existe une « géopolitique du doute ». Le libéralisme est remis en cause depuis plusieurs années par des pays comme la Chine, la Russie ou d’autres, voire même au sein de pays comme les États-Unis par certains mouvements. Ceci permet à une partie de la population de douter des bénéfices du libéralisme.

Ce doute est d’autant plus fort que « l’hyper-globalisation »[15] des années 80 a créé des perdants de ces mouvements, devenus chômeurs, travailleurs précaires ou déclassés ou dans la peur du déclassement qui se sont transcrits au fur et à mesure en sentiment politique de ressentiment généralisé.

Il est désormais impossible d’ignorer largement l’impact négatif de la globalisation économique et financière sur une partie des populations dans les sociétés industrialisées (d’autant que l’intelligence artificielle pourrait encore renforcer ces tendances).

Pendant longtemps, les coûts sociaux de la globalisation ont été ignorés au prétexte que la population dans son ensemble était dans une meilleure situation d’autant plus qu’entre temps les exclus sont devenus plus importants. C’est d’autant plus fort que pour nombreux économistes libéraux il existe un arbitrage entre égalité et efficacité : pour l’efficacité économique, l’inégalité doit progresser tout du moins dans un premier temps et, à terme, la croissance doit « ruisseler » dans le reste de la société.

Or, cette conception économique de la société a des conséquences sociales mais également politiques. Layard [16] a bien montré que c’est la pauvreté relative qui est un déterminant très important du malheur.

Plus que le niveau de revenus ou de consommation (dans la mesure où il est minimal), l’individu s’attache à son niveau de revenus relatif par rapport à son environnement. Ainsi, l’inégalité, encore plus quand elle est en croissance dans une société relativement plus égalitaire, est vécue comme une source très importante de ‘malheur’.

Conséquemment, ce qui peut paraître comme paradoxal fait que certains pays en développement africains par exemple ont des niveaux agrégés de bonheur supérieurs à ceux dans des pays développés du fait d’une certaine homogénéité relative de la pauvreté, notamment dans les zones rurales. Les sentiments d’insatisfaction se concentrent souvent dans les villes où les niveaux d’inégalité sont plus forts.

Il existe donc des ressorts psychologiques forts d’insatisfaction ou de colère. « Dans une ère de promotion de l’égalité comme dans les sociétés occidentales, le mépris, le manque de considération et les discriminations créent un sentiment revendicatif négatif vis-à-vis des élites et des États » comme l’explique Pierre Rosanvallon [17] dans Les épreuves de la vie. La reproduction croissante des inégalités dans le système éducatif français, qui s’aggrave depuis des années [18], est un des facteurs les plus inquiétants pour l’avenir du pays car il génère une certaine désespérance.

Les perceptions des individus de l’État ou de la vie en société peuvent être comprises en termes d’épreuves. Face notamment au mépris, des sentiments d’humiliation, de ressentiment ou de colère se renforcent. De même, face à l’injustice ou à la discrimination, l’indignation ou la rage sont des sentiments communs.

En outre, avec une accélération du progrès technologique et ses conséquences multiples ainsi que dans le contexte actuel de la menace environnementale, le monde semble plus incertain. À cet égard, l’incertitude liée notamment à la peur du déclassement [19] ou à des peurs diffuses renforcent les sentiments négatifs et le ressentiment.

Le rôle des médias et les entrepreneurs de la peur

Les médias ont évolué en deux temps qui ont permis de renforcer drastiquement le ressentiment généralisé contre les sociétés et leurs dirigeants dans leur ensemble. Objectivement et sur longue période, il a été montré que le ton global des médias aux États-Unis est devenu de plus en plus négatif au cours des dernières décennies (Pinker 2018). Pourquoi en est-il ainsi ?

La première étape a été la commercialisation des médias et l’adage bien connu : ‘les trains à l’heure n’intéressent personne’. Dans son essai Sur la télévision, Bourdieu (1996) expliquait qu’avec la commercialisation et le besoin de recettes publicitaires, le journalisme est devenu commercial pour attirer de l’audience et est donc devenu à scandale en recherchant les ‘affaires’ politiques, économiques, le sport et les faits divers. La recherche de l’émotion est devenue une garantie d’audience et donc de recettes publicitaires.

En outre, pour Bourdieu, la télévision (privée) ne pouvait pas se permettre d’être polémique pour vendre au plus grand nombre. Ainsi, parler de choses sans intérêt comme un fait divers permettait de toucher tout le monde sans conséquence. En outre, Bourdieu relevait que la logique commerciale, de concurrence, finit par proposer une production audiovisuelle uniforme. Chaque chaîne se sent obligée de traiter des mêmes sujets sous peine de perdre des auditeurs et donc des recettes.

La seconde étape a été la constitution des chaînes d’information continue dans les années 90 [20]. En donnant priorité au direct et aux faits divers, ces chaînes se sont faites au détriment de l’analyse de fond avec une propension à mettre en exergue les problèmes et ‘créer’ de l’information et des polémiques lorsqu’il n’y en pas. Les chaînes d’information en continu se concentrent beaucoup sur des faits divers et ‘créent’ de l’information en mettant une loupe grossissante sur des épiphénomènes et en généralisant leur portée. À cet égard, LCI avait également affirmé sa position en développant des talk-shows ou débats qui avaient également l’avantage d’être peu coûteux en termes de production.

La dernière étape en France a été la reprise de médias par des entreprises à des fins politiques [21]. Dans ce cadre, ces médias se sont affranchis d’une logique économique de rentabilité et ont pu développer une offre beaucoup plus politique de l’information [22]. Certaines chaînes, notamment d’information continue, par le biais de débats, micros-trottoirs et de faits divers, transmettent des sentiments de colère, de frustration dans un but d’influence des opinions et du vote. Dans ce cadre, une opinion devient souvent une vérité et est prête à générer des polémiques quitte à la chaîne de régler, par la suite, des sanctions financières [23].

Dans cette même logique commerciale, les médias sociaux jouent un rôle de plus en plus important. La vérité factuelle ne paie pas bien au contraire… Les médias sociaux tirent la majorité de leurs recettes de fausses informations car la rémunération est fonction du trafic et les fausses informations sont celles qui en génèrent le plus. En outre, dans une ère de méfiance et de défiance vis-à-vis du pouvoir et de l’information, les réseaux sociaux sont privilégiés par une partie de la population. Les médias sociaux jouent un rôle de catalyseur et de radicalisation de la pensée en confortant l’individu dans sa pensée et en ne le poussant pas à remettre en cause ses raisonnements et opinions.

En outre, fondamentalement, le narratif du déclin est indispensable à des courants politiques comme le populisme. Ainsi, Oswald Spengler publiait son célèbre Déclin de l’Occident [24] il y a plus d’un siècle. Malgré sa faiblesse scientifique, ce livre a infusé la société allemande dans les années 20 et fut un des fondements théoriques du nazisme.

Une cohorte « d’entrepreneurs de la peur » a ainsi émergé [25]. Malgré les éléments statistiques qui les contredisent notamment sur longue période, selon eux, les populations seraient assiégées par l’extérieur et à l’intérieur confrontées à des déclins multiples dus à l’immigration ou à une lutte des classes nécessaires.

Dans ce contexte, l’esprit critique et la raison semblent être de plus en plus marginalisés. Ces derniers surfent sur une vague de peurs instrumentalisées et de ressentiments qui créent un sentiment de morosité ambiant. Comme l’a montré Raoul Girardet, le nationalisme français [26] s’appuie sur des ressorts au cours de l’histoire bien connus : 1. un âge d’or où l’unité prévalait, 2. le déclin et 3. le sauveur.

En plus d’un âge d’or mythique où tout était supposé meilleur, l’affirmation du déclin est consubstantielle des mouvements populistes. Il est indispensable d’exprimer que ‘c’était mieux avant’ même si les faits le démentent. C’est dans ce cadre que le fait divers ou l’épiphénomène servent à légitimer ces discours en les généralisant alors qu’ils ne sont pas représentatifs de tendances de fond. Malgré les limites de ces discours, ils semblent avoir un impact électoral. Dans les villes où se produisent des faits divers qui deviennent des informations nationales grâce à des relais médiatiques, le vote populiste semble progresser.

Les populistes ont compris l’importance de l’émotion en politique. À ce titre, comme l’écrit Waltzer dans Raison et passion (1999) [27], « les partis ou mouvements politiques qui s’affrontent aux hiérarchies établies du pouvoir et de la richesse ne l’emporteront jamais, à moins d’éveiller les passions […] combatives du peuple […]. Les passions ainsi ravivées ne peuvent qu’inclure l’envie, le ressentiment, la haine […]. Ce sont les démons de la politique ».

Il devient alors difficile de canaliser le ressentiment. Pourtant, le grand paradoxe n’est pas inéluctable.

3. En conclusion, comment s’attaquer au grand paradoxe ?

Les États et les sociétés libérales démocratiques devront relever trois défis majeurs sous peine d’être de plus en plus attaquées : le changement climatique (qui est un défi planétaire), les inégalités de chance et la responsabilité démocratique vis-à-vis de tous ses citoyens.

À cet égard, il est important de : 1. mieux comprendre ce qui a été fait dans l’histoire pour contrer le populisme et 2. faire un bilan objectif de ce qui explique la situation actuelle en termes de ressentiment d’une partie de la population vis-à-vis des institutions et du pouvoir politique et de s’y attaquer réellement.

S’agissant de la question historique, Eichengreen (2018) a montré qu’un modèle plus inclusif et redistributif d’État au XIXème siècle avait joué un rôle important pour réduire le ressentiment (qui avait néanmoins perduré un long moment).

La croissance est de moins en moins inclusive et génératrice de discriminations de facto intergénérationnelles (notamment la pauvreté intergénérationnelle). Il est important de penser ou repenser le modèle économique français actuel et notamment d’économie de services qui a poussé à la baisse (relative) les salaires de nombreux employés peu qualifiés en comparaison de quelques professions. La globalisation et la libéralisation, de par leurs excès, ont conduit à une certaine fracturation de la société. S’attaquer aux problèmes de redistribution ou de cohésion sociale sont non seulement bons économiquement mais socialement et politiquement.

Un besoin fort d’équité, qu’il soit environnemental, économique ou politique, est (et a toujours été) sous-jacent dans la société française et est au cœur du contrat social. Une partie importante de la population est passée de la déception à la colère et demande désormais des solutions radicales pour être entendues. Pendant longtemps, ces demandes ont été négligées ou largement ignorées.

Est-il donc si paradoxal pour une grande partie de la population de s’exprimer vivement contre ses dirigeants ? La rationalité de l’électeur ou de l’individu est un présupposé libéral puissant qui a été de plus en plus mis à mal depuis la démonstration des biais cognitifs.

La question du gouvernement d’une majorité par une minorité dans le domaine économique ou politique n’est pas nouvelle mais une partie de la population ressent un mépris et une absence de dignité qui, au-delà de la situation matérielle, sont devenus insupportables.

On pourrait également se référer à Robert Badinter qui expliquait, il y a quelques mois, que la République devrait se focaliser sur la dignité en plus de la liberté, l’égalité, et la fraternité. Dans une société où les individus comprennent que l’égalité stricto sensu est impossible, la dignité reste un élément crucial pour les citoyens.

Contre le mépris, les citoyens attendent de la dignité. La dignité est un socle indispensable à une société car il demande des attitudes positives et ne nécessite pas d’investissements. Or, le mépris ou sa perception expliquent probablement une partie de la morosité ambiante.

À cet égard, le mouvement des gilets jaunes allait bien au-delà de considérations économiques. Ce mouvement, spontané, exprimait une réaction contre la perception d’un mépris (parisien) de la part de l’administration publiques et de l’élite politique, à commencer par le gouvernement et président de l’époque. Il serait donc important que la manière de faire de la politique et les décisions prises tiennent beaucoup plus compte de ces facteurs de ressentiment.

Il faudrait également probablement moins se focaliser sur les mesures de bien-être globaux qui comprennent des tendances complètement contradictoires et plus sur la cohésion sociale et ses facteurs. Tout ce qui crée de la désespérance et une déstructuration de la cohésion sociale à terme devraient être beaucoup plus mis en avant.

C’est le cas par exemple de l’inégalité scolaire, de l’inégalité salariale extrême, de la fiscalité injuste, des inégalités spatiales dans l’accès aux services de base etc…. Il est temps de changer de paradigme sur ce qui est mesuré car on se rend compte que des chiffres agrégés ne capturent que très partiellement le ressenti d’une partie de la population. C’est au moment des élections que tout le monde s’en rend compte. Et pourquoi pas également essayer de mesurer la perception du mépris ?

En définitive, il serait important de redonner des espérances qui sont le contrepoint de la peur [28]. On ne construit pas une société pérenne sur la peur et le ressentiment.


Notes

[1] L’auteur voudrait remercier Thomas Cantens, Debbie Isser, Karen Vernimmen, Lena Raballand, Bob Rijkers et Diane Zovighian pour leurs commentaires et suggestions.
[2] Pinker, Steven. 2018. Enlightenment Now. Penguin.
[3] Raballand, Gael and Zovighian, Diane. 2024. Institutions and Growth in Middle-Income Countries, disponible à : chrome-extension://efaidnbmnnnibpcajpcglclefindmkaj/https://thedocs.worldbank.org/en/doc/721a7bee8cd59a0d21c2f5c2a5388b2e-0050022024/original/Institutions-and-growth-in-MICs-Gael-Raballand-and-Diane-Zovighian.pdf
[4] Il se retrouve également en Amérique latine avec l’Argentine ou en Afrique, notamment de l’ouest.
[5] Eichengreen, Barry. 2018. The Populist Temptation. Oxford: Oxford University Press. 6 Guriev, Sergei, et Elias Papaioannou. 2022. « The Political Economy of Populism. » Journal of Economic Literature, 60 (3): 753-832.
[6] Guriev, Sergei, et Elias Papaioannou. 2022. « The Political Economy of Populism. » Journal of Economic Literature, 60 (3): 753-832.
[7] Dechezleprêtre, A, Fabre, A, Kruse, Tobias, Planterose, B,Sanchez Chico, A and Stantcheva. 2022. “Fighting Climate Change: International Attitudes Toward Climate Policies”, NBER Working paper 30265.
[8] David-Barrett, Elizabeth. 2023. « State capture and development: a conceptual framework », Journal of International Relations and Development, 26:224–244.
[9] Kaufmann, Daniel. 2024. « State Capture Matters: Considerations and empirics toward a worldwide measure », dans Public Sector Performance, Corruption and State Capture in a Globalized World, dirigé par Rose-Ackerman, Susan.
[10] Gabriel, Ricardo Duque, Klein, Matthias, Pessoa, Ana Sofia, 2024. « The Political Costs of Austerity », Review of Economics and Statistics. À paraitre.
[11] Ce fut la voie notamment suivie par François Hollande avec l’augmentation de la fiscalité qui a conduit à une montée des votes extrêmes.
[12] Tocqueville de, Alexis. De la démocratie en Amérique.
[13] Piketty, Thomas. 2013. Le capital au XXIème siècle. Paris : Seuil.
[14] Fukuyama, Francis. 2022. Liberalism and its discontents, MacMillan.
[15] Rodrik, Dani. 2018. Straight talk on trade. Princeton: Princeton University Press.
[16] Layard, Richard. 2007. Le prix du bonheur. Paris : Dunod.
[17] Rosanvallon, Pierre. 2021. Les épreuves de la vie. Paris : Seuil.
[18] mesurée par les enquêtes PISA (Programme for International Student Assessment).
[19] Maurin, Eric. 2009. La peur du déclassement. Paris : Seuil
[20] LCI, lancée par TF1, a été lancée en France en juin 1994. Suivront ensuite I-Télé en 1999 (devenue CNews en 2017), BFMTV en 2005 et Franceinfo depuis 2016.
[21] Aux élections législatives de 2024, deux personnalités de CNews sont ainsi candidats pour le RN.
[22] Il n’est donc également pas étonnant que le RN veuille privatiser les médias publics afin de pouvoir à terme probablement mieux contrôler indirectement plus de media.
[23] C’est ce que le Secrétaire de Presse de Donald Trump appelait les « faits alternatifs » lors de son inauguration pour justifier une foule plus grande que lors de l’inauguration de son prédécesseur, ce qui était incorrect visuellement et en termes de nombres de voyageurs dans le métro washingtonien.
[24] Spengler, Oswald. 1933. Le déclin de l’Occident. Gallimard. On peut encore se demander où se trouverait l’Occident aujourd’hui s’il n’a fait que décliner depuis plus d’un siècle…
[25] Ce mouvement de sape existe depuis plus de deux décennies. Dans le cas des Etats-Unis, Al Gore défendait déjà ces idées d’attaque frontale envers la raison dans son livre Assault on Reason en 2007.
[26] Girardet, Raoul. 1958. « Pour une introduction à l’histoire du nationalisme français ». Revue française de science politique, voume 8, n°3, pp. 505-528.
[27] Walzer, Michael. 1999. Raison et Passion. Paris : Circe.
[28] Nussbaum, Martha C. 2018. The Monarchy of Fear: A Philosopher Looks at Our Political Crisis. New York: Simon and Schuster.