Le nouvel évergétisme : à propos du dernier rapport de l’Observatoire de la philanthropie

Publié le 23 juin 2024

En 1976, Paul Veyne faisait paraître sa thèse d’histoire antique, Le pain et le cirque. Sociologie historique d’un pluralisme politique. Il y développa la notion d’évergétisme, introduite cinquante ans plus tôt par André Boulanger. L’évergétisme est l’action de l’évergète, « celui qui fait le bien ». Mais un bien collectif, non individuel. Mécène du bien commun.

Paul Veyne sut distinguer cette sorte de « mécénat public » d’avec « l’évergétisme de club », qui se rapproche de ce que nous nommerions aujourd’hui le financement des partis politiques ou des causes particulières. L’évergétisme antique, dans la pureté de sa signification, s’exerce au bénéfice de toute la cité, sans distinction, sans sélection. Les citoyens aisés de la Rome classique, notamment, finançaient des institutions par nécessité morale, non par obligation fiscale. Cette vertu civile connaissait-elle une contrepartie ? Aucune, si ce n’est le plaisir de participer directement à l’allègement des charges publiques, à se voir, éventuellement, statufié et à recevoir la reconnaissance de tous dans l’éternité. Une formule de décret grec pour un évergète indiquait : « Plaise au Conseil et au peuple de l’inscrire, lui et ses descendants, au nombre des bienfaiteurs du peuple. » De fait, deux mille trois cents ans plus tard, la mémoire brille de leurs noms…

Le dynamisme philanthropique

En juillet dernier, l’Observatoire de la philanthropie, abrité par la Fondation de France, a publié son rapport quadriennal, consacré spécialement aux fondations et aux fonds de dotation. On y lit notamment que, durant la période étudiée (2018-2022), le taux de croissance des fondations est de 3% et celui des fonds de dotation de 8%, signe d’un dynamisme du « modèle philanthropique » français ; que 52% d’entre elles sont fondées par des particuliers et que leur objet majoritaire est « l’action sociale » – « l’art et la culture » arrivant en second, le financement de la recherche médicale, en recul, étant relégué au troisième rang.

Au-delà de ces données statistiques passionnantes et des « causes » soutenues, on y apprend des détails sur la géographie de la mise en œuvre de ce nouvel évergétisme, ainsi que le public touché. Une contradiction surgit. En effet, si la moitié du public visé est indistincte (jeune, vieux, homme ou femme, malade ou en bonne santé, artiste ou non, étudiant ou actif…), l’autre moitié est plus choisie, tandis que les objectifs des fondations et fonds de dotation se déploient progressivement vers une cause localement définie. Autrement dit, plus la philanthropie est locale, plus elle est ciblée ; plus elle est générale, plus elle est nationale. A ceux qui douteraient encore de l’utilité de l’échelle nationale pour définir les contours de l’intérêt général, un élément de preuve est ici apporté.

Paul Veyne nous avait mis en garde, à sa façon, en établissant des distinctions fines par l’observation du « mécénat antique » : s’il est d’essence morale, l’évergétisme ne se confond pas avec la charité chrétienne dont le développement naît avec l’empire romain. Il se distingue tout aussi bien de l’avantage partisan, cet « évergétisme de club » déjà évoqué, et qui a pour autre nom le clientélisme.

La philanthropie locale gagne du terrain

Comme son modèle antique, l’évergétisme contemporain tient à distance toute contrepartie matérielle. Les avantages fiscaux ? Négligeables. Les retombées publicitaires ? Ringardes et cousues de fil blanc : on évite de communiquer sur sa propre vertu, au risque de la flétrir. De ce point de vue – en comparaison au mécénat des années 80-90 – « on donne sans rien attendre en retour » (Luc (6:35) pourtant aux fondements de la charité chrétienne) tout en prenant parti pour une « cause ». A l’horizontalité du mécénat de la fin du siècle dernier répond la verticalité du nouvel évergétisme. Une verticalité descendante sans autre contrepartie, normalement, que le plaisir discret d’avoir contribué à l’intérêt général.

Or, à mesure que les contreparties s’effacent au profit d’une expression nationale de la vertu, la philanthropie locale gagne du terrain. C’est ainsi que le nouvel évergétisme, normalement désintéressé et garanti par une règlementation scrupuleuse sur les avantages indus et les conflits d’intérêts, trouve sa solution dévoyée, comme jadis à Rome, dans le clientélisme. Rester vertueux nécessite des efforts ; mais il y a des solutions.