La géopolitique ne fait qu’une bouchée de la stratégie
Selon le gourou de la stratégie Peter Drucker, la « culture mange la stratégie au petit-déjeuner » (c’est-à-dire, selon l’idiomatique anglaise, qu’elle n’en fait qu’une bouchée). Il faut aujourd’hui compléter la phrase : « la géopolitique mange la stratégie au dîner. »
Après avoir cru vivre une fin de l’histoire marquée par une mondialisation capitaliste pacifiée par le droit et le commerce (et par les canons de l’oncle Sam), les Européens commencent à s’adapter de mauvais gré à la réalité actuelle, faite de risque géopolitique, c’est-à-dire de rapports de force et de conflits entre puissances. Pour les dirigeants économiques, ce risque l’emporte en ce début d’année 2024, d’après le « Global Commodities Dashboard » de Fitch Ratings ou la « Client survey » de Goldman Sachs.
L’accroissement du risque géopolitique
Leur jugement est fondé. Les économistes Dario Caldara et Matteo Iacoviello ont publicisé en 2022 un indice de risque géopolitique (GPR), construit à partir de la fréquence des articles dans les principaux journaux anglo-saxons traitant d’événements géopolitiques défavorables. Une valeur élevée de l’indicateur est corrélée avec une intensité accrue d’évènements négatifs. Nous revenons depuis quelques années au niveau de GPR de la période 1950-1980 – marquée par de nombreuses crises militaires, la menace d’un conflit nucléaire et la rivalité entre l’URSS et les USA – après un ensemble de points bas durant les années 1990. L’invasion de l’Ukraine par la Russie a entraîné un pic à environ 170, à comparer à septembre 1939 (480), au 11 septembre (300), à la guerre en Irak (240) ou à l’attentat du Bataclan (120).
Caldara et Iacoviello montrent que cet accroissement du risque a des conséquences négatives sur l’activité économique : l’investissement baisse davantage dans les secteurs ou les entreprises exposés au risque géopolitique global.
D’autres ont calculé à leur suite qu’un GPR élevé est associé à une situation économique dégradée : prix du pétrole et inflation accrus, baisse de l’innovation et des flux commerciaux.
Repenser les stratégies micro et macroéconomiques
Si la puissance militaire compte (guerre de haute intensité), ce nouveau contexte de risque est davantage structuré par une conflictualité économique et technologique qui impose d’inventer de nouvelles stratégies micro et macroéconomiques. Les entreprises se voient notamment imposer de façon croissante des décisions de court terme de la part des Etats, qui interfèrent avec leurs décisions de long terme : retrait accéléré de Russie, interdiction de vente de matériel à la Chine, incitation à utiliser des énergies renouvelables ou investir dans des technologies avancées, sanctions, filtrage des investissements, etc.
Cette dépendance impose une adaptabilité améliorée et des capacités de prédiction, de compréhension et de négociation mutuelles entre les Etats et les entreprises. Mais que dire d’une entreprise qui se retrouve prise entre deux contraintes ? Les Etats les plus puissants sont en effet capables de créer des « interdépendances armées », selon l’expression d’Abraham Newman et Henry Farrell : la dette d’Etat américaine dépend ainsi du trésor chinois, qui lui-même dépend des exportations chinoises aux Etats-Unis.
Dans ce jeu de menaces réciproques, financières, juridiques, contractuelles et commerciales, chaque entreprise doit pouvoir calculer ses arbitrages, en intégrant en supplément le risque de réputation : rester un peu, beaucoup, pas du tout en Russie ? Vendre à la fois aux Etats-Unis et à la Chine, à un seul ou à aucun ? Enfin, les dirigeants doivent de plus en plus décider de leurs dépendances : aux « découplages » et « dérisquages » américains et chinois répondent les stratégies de souveraineté, de diversification et de résilience, à l’échelle des entreprises ou des Etats.
La géopolitique mange la stratégie au dîner. Ceci impose aux dirigeants, conseillers ou chercheurs de mettre en place de nouvelles approches adaptées au contexte de risque géopolitique accru.