« La France a besoin d’ingénieurs ! », c’est le cri d’alarme poussé par les directeurs des principales écoles d’ingénieurs françaises lors de la rentrée de septembre (voir ici). Entre des besoins exponentiels et les inquiétudes sur la ressource, la France est-elle à la croisée des chemins ? Eléments de réponse avec Bruno Vallayer, Président de Bertin Technologies, entreprise emblématique de l’innovation scientifique à la française.
Comment Bertin articule aujourd’hui son histoire de « laboratoire très spécial » et son présent d’entreprise industrielle ?
Bertin ne renie pas son histoire de « laboratoire très spécial », nous avons gardé notre capacité de bureau d’études pour développer des systèmes à partir d’une feuille blanche en prenant des risques sur certaines technologies. Et nous continuons d’offrir ce savoir-faire à nos clients car c’est une capacité rare qui suppose chez les ingénieurs Bertin souplesse et flexibilité. « Un outil tranchant s’aiguise » dit-on, et rien de tel pour l’aiguiser que des projets compliqués à la limite de la technologie. Mais cela n’est possible que sur des marchés qui achètent ces produits et les payent à leur juste valeur, marchés qui sont de moins en moins nombreux. Aujourd’hui le spatial et les grands instruments scientifiques comme le projet ITER fonctionnent encore de la sorte.
Cette partie « projet » représente 30% de notre chiffre d’affaires. Nous voulons la garder parce qu’elle constitue une école de formation pour la gestion de projet : mettre nos ingénieurs face à un projet exigeant et un problème difficile les rend meilleurs. En revanche ce n’est pas avec les bénéfices tirés de cette activité que nous générons de la croissance, et nous devons avoir une rentabilité au niveau de nos pairs. Bertin développe donc aussi maintenant des produits et des prestations de service de haut niveau génératrices de marges plus élevées, marges qui sont ensuite utilisées pour investir en Recherche & Développement.
Nous tenons beaucoup à notre offre de service et de maintenance car Bertin est un industriel qui fournit des produits et des systèmes à des clients mais notre responsabilité ne s’arrête pas à la sortie de l’usine.
Le reste du chiffre d’affaires est généré par des produits récurrents que nous fabriquons dans nos usines et que nous vendons dans le monde entier (défense, nucléaire, sciences du vivant, NRBC, etc.). C’est là que se trouve la réserve de croissance et de rentabilité pour Bertin Technologies.
Cette répartition de l’activité correspond à une volonté stratégique qui a démarré un peu avant l’acquisition de nos premières filiales, comme Saphymo en 2010. Cela fait quatorze ans maintenant que nous travaillons à cet équilibre entre le développement technologique d’un côté et les produits et services de l’autre, en encourageant toutes les synergies possibles entre les deux.
Comment s’organise concrètement Bertin Technologies, de la « planche à dessin » à la chaine de montage ?
Nous avons fait le choix d’une organisation matricielle, par nécessité, parce qu’une organisation pyramidale verticalisée et rigide ne convenait ni à notre taille ni à notre fonctionnement. Pour schématiser, la « matrice » est un tableau à double-entrée : les verticales de la matrice sont des lignes de business. En horizontale, nous avons des lignes de métiers (ventes, bureau d’étude, etc.). Suivant les phases de la vie d’un projet ou d’un produit, un côté de la matrice prend le dessus.
Cette logique de fonctionnement matriciel, transversal, est valable pour les projets de développement technologique, les services ou pour les produits. Les méthodes et process que nous appliquons peuvent ensuite changer, en fonction du mode de développement technologique ou du produit.
Comment recrutez-vous vos ingénieurs chez Bertin ?
Nous recrutons beaucoup, entre quarante et soixante-dix personnes tous les ans. Mais le recrutement des ingénieurs en France est difficile, raison pour laquelle nous déployons beaucoup d’efforts pour être et rester attractif. Notre dernière enquête de satisfaction interne a révélé que 86% des collaborateurs recommanderaient Bertin. Nos collaborateurs sont donc nos premiers ambassadeurs ! Nous utilisons aussi beaucoup d’assistance technique, en projet, en forfait ou en ponctuel. C’est une porte d’embauche intéressante, pour autant que l’entreprise sache fidéliser. Nous faisons en permanence un effort d’embauche de jeunes coachés par nos anciens qui pour beaucoup restent chez nous jusqu’à leur retraite. Enfin, du fait de la pénurie d’ingénieurs en France, une des solutions restantes est de recruter à l’étranger : 25% de nos collaborateurs vivent ailleurs en Europe (Suède, Finlande, Angleterre ou Allemagne).
Face aux grands groupes, que pouvez-vous proposer de différent ?
En tant qu’entreprise de taille moyenne, nous proposons plus de souplesse, plus de liberté, un accès plus direct au patron avec moins d’étages hiérarchiques, et ainsi une plus grande connaissance et une meilleure intégration à la vie de l’entreprise. Nous jouons constamment sur nos points forts : la nature technique de notre travail et l’intérêt des marchés sur lesquels nous opérons : Nous touchons à des sujets extrêmement intéressants et d’actualité, via des produits qui sont à la pointe de la technologie, voire de la recherche scientifique. Ensuite, la flexibilité et la capacité que nous offrons à nos chefs de projets par exemple de passer d’un projet à un autre, de mobiliser l’un, puis l’autre de ses talents. Le rôle du chef de produit/projet, est de fédérer son équipe et de tirer le meilleur du système dans lequel il est placé. Cela génère chez nous de multiples axes de progression de carrière. Un salarié peut faire le choix de travailler dans un axe « vertical business » (défense, client, commerce, gestion de projet, management de business) ou « horizontal métier » (expertise, spécialisation marketing) ou alors il peut prendre comme mission, du management plus général ; il se situe donc dans la matrice (logique de gestion de projet, jusqu’à la DG). Nous essayons de clarifier un maximum les choses et de former les managers intermédiaires pour qu’ils sachent naviguer au sein de cette organisation. Un bon chef de projet va intégrer une filière management pour gérer des affaires et des projets. Il va rédiger des offres techniques ou commerciales. Et il peut devenir en parallèle expert métier. Chez nous, un chef de projet est comme un patron d’une petite entreprise : il est responsable de la solution technique, de la satisfaction du client, du coût du projet pour l’entreprise et aussi du management d’équipe. Être chef de projet est une fonction exigeante mais passionnante car multidimensionnelle. Chez Bertin, on ajoute à cette fonction une caractéristique assez rare : une vraie dimension technique.
Sur un plan purement RH, nous avons mis en place une GPEC pour acquérir plus de visibilité sur les différents types de carrières possibles : carrières très techniques ou carrière d’expertise. Dans les carrières techniques on retrouve l’ingénierie et les usines, les familles de métiers autour du commerce (commerce produit et projet, business développement, gestion de produits) mais aussi autour du management (management d’affaires, d’équipes et management général). Une des dimensions de cette GPEC est son aspect international avec notre capacité d’envoyer nos salariés à l’étranger dans nos structures, en Finlande ou en Suède par exemple. La diversité des métiers va de pair avec la diversité des carrières.
Pour exercer ces différents métiers, la dimension scientifique de Bertin est quand même un facteur qui oriente vers le recrutement de jeunes managers à culture scientifique ?
Nous préférons recruter de jeunes ingénieurs qui évolueront ensuite vers le management. Quand un élève sort d’école d’ingénieur, il faut qu’il fasse de l’ingénierie technique, il faut qu’il fasse ses « humanités » comme on dit, car c’est à ça qu’il a été formé. Bertin a besoin d’ingénieurs qui font de l’ingénierie technique, et j’élargirais même cela à la France, d’autant plus que l’on redécouvre les vertus de l’industrialisation et de la souveraineté : la croissance de demain reposera sur le savoir-faire de nos ingénieurs, hommes et femmes.
Le management s’apprend ensuite grâce à la fusion entre la théorie et la pratique. Il faut commencer en immersion et ensuite seulement suivre une formation théorique, les cas théoriques étant dans ce cas superposables à une expérience déjà vécue. Chez nous, l’ingénierie au sens large est la voie royale, qu’il s’agisse des ingénieurs, des techniciens ou des techniciens spécialisés. Nous avons aussi d’excellents salariés en partie commerciale qui ne sont pas des profils techniques à la base, mais il faut tout de même qu’ils disposent d’une certaine agilité d’esprit pour comprendre ce que nous vendons.
Nous avons environ deux ingénieurs pour un technicien, car notre activité est toujours centrée sur le développement technologique. Mais nos techniciens doivent être aussi polyvalents que nos ingénieurs : un jour il s’agit de monter un produit qui va sur un satellite, le lendemain un autre produit pour ITER et le surlendemain, il intervient en expert AIT (assemblage-intégration-test) dans le domaine de la défense ou du nucléaire. Nombre de nos techniciens passent d’ailleurs des diplômes d’ingénieurs (CNAM, etc.).
Bertin aura toujours besoin d’ingénieurs qui font de l’ingénierie technique, raison pour laquelle nous recrutons sans cesse. Mais derrière, il faut coacher, manager et transmettre l’expérience accumulée à ceux qui arrivent. Cela peut être fait par des ingénieurs ou des techniciens, et c’est une expérience très valorisante. Dans les activités de service par exemple, on a créé il y a quelques années, des postes de responsables de zone. Le patron de chaque zone pilote entre dix et quinze techniciens. Cette opportunité peut lui ouvrir bien des portes par la suite.
Quelles sont les perspectives de carrière d’un ingénieur chez Bertin, au-delà de leur « spécialité » initiale ? Comment la culture d’ingénieur se « dissout-elle » dans le monde de l’entreprise ? « Rat de laboratoire » ou businessman, l’ingénieur ?
Les ingénieurs recrutés par Bertin commencent par des postes techniques pour approfondir et affiner leurs connaissances « métier ». Puis ils deviennent soit experts, soit s’orientent vers des fonctions de management d’affaire, d’équipe, ou encore vers des fonctions commerciales. Cela peut même les conduire vers des fonctions directoriales : j’ai personnellement démarré comme ingénieur d’étude. La technique est la base mais ensuite, toutes les portes leur sont ouvertes.
Il y a peu de vocations scientifiques chez les jeunes femmes. Pensez-vous utile de les encourager ? Comment les managez-vous chez Bertin ?
C’est un sujet très important pour moi et un combat de tous les instants. Chez Bertin, les femmes sont managées comme les hommes puisqu’elles ont le même potentiel, car en matière de compétences techniques et scientifiques, hommes et femmes font jeu égal. Il n’y a donc pas de discrimination positive chez Bertin Technologies, car ce serait une rupture de la confiance entre l’entreprise et les salariés et cela desservirait pour finir ceux ou celles qui en bénéficient.
En revanche c’est avant d’arriver chez nous qu’il y a une difficulté, avec des femmes qui sont à la fois moins nombreuses à sortir des écoles d’ingénieurs, mais également moins confiantes pour se lancer sur certains postes. J’ai évolué sur la notion de discrimination positive sur ce dernier point. En effet quand on ouvre un poste, je reçois immédiatement des candidatures d’hommes qui ont 40% des capacités requises, alors qu’une femme qui a 80% des capacités en question hésite à postuler en raison des 20% qui lui manqueraient. Donc là mon travail consiste à dépenser un peu plus d’énergie pour accompagner ces femmes jusqu’à la ligne de départ. Le critère de compétence est, lui, objectif : homme ou femme, vous aurez le poste si vous êtes le ou la premier(e) à franchir la ligne d’arrivée ! Nous donnons aux femmes toutes leurs chances chez Bertin Technologies ! Sur les trois derniers ingénieurs en physique nucléaire que nous avons embauché, il y a deux femmes. Nous avons fait l’acquisition fin 2022 d’une entreprise en Finlande dont le CEO est une femme que nous venons de nommer directrice d’une business unit au niveau corporate.
Plus largement comment les jeunes ingénieurs que vous côtoyez chez Bertin abordent-ils les questions de RSE, d’écologie et d’environnement, avec en particulier le retour en grâce du nucléaire en France ?
C’est un défi que nous prenons évidemment avec sérieux. La France a la chance de maitriser une filière nucléaire d’excellence, énergie décarbonée nous permettant en plus d’être largement autonome en matière de production électrique. Bertin Technologies conçoit et produit des instruments notamment pour surveiller la radioactivité autour d’une centrale nucléaire et vérifier qu’il n’y a pas de fuite, mais le nucléaire n’est pas notre seul atout environnemental. Nous produisons aussi des équipements de traitement des déchets médicaux, nous participons aux systèmes satellites de surveillance de la terre pour faire la mesure scientifique du réchauffement climatique, ou encore aux systèmes autour d’ITER pour produire l’énergie propre du futur, etc. Aujourd’hui, près de 90% des projets de Bertin Technologies ont un impact positif sur l’environnement, les hommes ou les nations.
Ensuite, au sein de l’entreprise, pour moi, la première des responsabilités RSE de l’employeur, c’est la sécurité des employés et la lutte contre les accidents du travail. Nous avons mis en place une importante politique pour les faire baisser et grâce à celle-ci nous avons pu diviser par trois le taux d’accidents du travail. Nous avons aussi beaucoup œuvré autour de l’amélioration de la qualité de vie : dans les cinq dernières années tous les sites de Bertin ont été refait (travaux lourds, extensions, toitures, etc.) pour non seulement disposer d’un outil industriel performant mais aussi améliorer la qualité de vie de nos collaboratrices et collaborateurs.