Sa parole est rare, comme tout haut fonctionnaire qui se respecte. L’inspecteur général des Finances et l’ancien vice-président de la Banque européenne pour la reconstruction et le développement (Berd), auquel le Président de la République a confié la mission le 6 mars de concevoir l’aide à apporter à l’Ukraine puis sa reconstruction, ouvre ici en face à face une partie de son lourd dossier. Rencontre avec Pierre Heilbronn, envoyé spécial du Président de la République pour l’aide et la reconstruction de l’Ukraine.
La France a été le premier pays du G7 à nommer un envoyé spécial pour l’aide et la reconstruction de l’Ukraine. Quelle feuille de route le Président de la République vous a-t-il donnée ?
La France apporte au peuple ukrainien un soutien militaire, humanitaire et économique depuis le premier jour de la guerre déclenchée par la Russie. A l’initiative du Président Macron, elle a en effet été le premier pays du G7 à nommer un point de contact unique chargé de la coordination de l’aide de court, moyen et long terme à l’Ukraine et je suis honoré que cette mission m’ait été confiée. Ce modèle fait d’ailleurs des émules parmi nos partenaires, étant perçu par eux comme un gage d’efficacité mais également par nos amis ukrainiens qui y voient un signe d’engagement dans la durée à leurs côtés.
Le Président de la République m’a fixé une feuille de route autour de quatre grands objectifs : définir une stratégie de déploiement de la contribution française au soutien de l’Ukraine au niveau bilatéral mais également européen et multilatéral qui combine financements et soutien aux réformes ; entretenir un dialogue de confiance avec les autorités ukrainiennes sur leurs besoins et leurs priorités ; s’engager auprès des autres bailleurs de fonds, à commencer par nos partenaires du G7 et de l’Union européenne pour assurer un impact maximum à notre aide ; enfin, mobiliser et accompagner les entreprises, les collectivités territoriales ainsi que la société civile pour faire de la France un partenaire privilégié de l’Ukraine dans la durée.
Vous souhaitez inciter les grandes entreprises françaises à participer activement à la reconstruction de l’Ukraine. Quelles sont les opportunités économiques en Ukraine ?
Notre ambition est de placer les entreprises françaises au cœur de l’effort de modernisation et de reconstruction de l’Ukraine. Nous ne partons pas d’une page blanche puisque les entreprises françaises constituaient déjà le premier employeur étranger en Ukraine avant le début de l’agression russe l’an dernier. Ces entreprises sont restées dans le pays et ont continué à opérer au service de leurs clients et aux côtés de leurs salariés.
La reconstruction de l’Ukraine sera le plus grand chantier depuis la Seconde Guerre mondiale. Les grandes entreprises françaises, tout comme les PME, y ont toute leur place et sont attendues. Nous devons les accompagner et mieux partager avec elles les opportunités existant dans un très grand pays agricole, industriel, riche en ressources naturelles et doté d’une main d’œuvre de qualité. Ce travail de mobilisation, nous le faisons notamment dans les secteurs que nous avons identifiés comme stratégiques car prioritaires pour les Ukrainiens et dans lesquels la France dispose d’une expertise reconnue comme par exemple la fourniture de services essentiels (santé, énergie, transports, eau).
Que répondez-vous aux entreprises qui craignent de prendre part au processus de reconstruction ?
Que les opportunités existent, que leurs concurrents les explorent dès maintenant et que nous ne voulons pas qu’elles ratent l’occasion de se positionner sur un marché d’avenir dans un pays qui sera un jour membre de l’Union européenne.
Pour nos entreprises qui ne connaissent pas encore l’Ukraine, le principal obstacle à l’export et l’investissement est leur perception du climat des affaires mais également à court-moyen terme les risques liés à la guerre.
L’Etat leur propose des solutions, comme par exemple un nouveau mécanisme d’assurance contre le risque de destruction des actifs qu’avec BPI nous mettons en place. Nous travaillons également avec la Commission européenne et nos partenaires pour accélérer la lutte contre la corruption : les premiers résultats sont là. MEDEF, AFEP, Business France, la Chambre de commerce et d’industrie France-Ukraine et les conseillers du commerce extérieur français sont tous impliqués et soutiennent activement ces efforts.
Mais nous devons aller plus loin pour qu’après une phase d’investissements majoritairement publics, le secteur privé prenne le relais.
Votre mission dépend de fait de l’évolution du conflit. Quel est aujourd’hui votre calendrier prévisionnel ?
Si la transformation en profondeur impliquant une présence massive du secteur privé ne pourra se déployer qu’une fois la situation sécuritaire stabilisée, la reconstruction a déjà commencé : j’étais il y a quelques semaines à Tchernhiv, région tristement touchée par la guerre et que la France parraine suite à une décision des Présidents Macron et Zelensky. 32 des 38 ponts détruits ont déjà été reconstruits (plusieurs ayant d’ailleurs été fournis par la France au titre de notre aide humanitaire), 900 kms sur 1400 kms d’autoroutes détruits également. Je souhaite que dans les semaines qui viennent puissent être déployés sur le terrain un certain nombre de projets impliquant des entreprises et investisseurs français dans les secteurs prioritaires.
Mais évidemment, le chemin sera long et les modalités de nos coopérations tiendront compte de l’évolution du contexte. Il s’agit d’un effort sans doute sur plusieurs décennies car il vise la transformation d’une économie et d’une société, mobilisant les meilleures technologies en matière d’efficacité énergétique, d’enseignement, de santé, de production industrielle… A bien des égards, l’Ukraine a l’opportunité de se hisser au niveau des plus hauts standards européens et de se positionner avantageusement dans les chaînes de valeur mondiales. La France, celle de créer des emplois pour ses entreprises et de contribuer à assurer la stabilité du continent européen.
Depuis le début de votre carrière, vous occupez des postes à responsabilités dans la haute fonction publique. D’où vient cette volonté de s’engager au service de la chose publique ?
Je dirais simplement la volonté d’être utile, d’aider notre pays à rester à fidèle à lui-même et ses valeurs, d’accompagner l’extraordinaire énergie de nos entreprises, de nos jeunes et de nos élus à réaliser des projets qui façonnent un monde plus juste et plus rassurant. Je dois avouer que le courage, l’intelligence et l’esprit de résistance de nos partenaires ukrainiens n’a fait que renforcer ma motivation.
Votre parcours est marqué par un très fort engagement européen. Quel regard portez-vous sur l’Europe en tant que puissance ? La guerre en Ukraine nous fait-elle franchir un cap vers une Union plus politique ?
Plus que toutes les crises qui ont marqué cette dernière décennie – crise financière, crise de la zone euro, choc du Covid… – la guerre en Ukraine est sans aucun doute celle qui redéfinit le plus en profondeur l’essence de l’Union européenne et, sans doute plus rapidement qu’on ne le pense, ses frontières.
Ayant fait preuve d’une remarquable unité à la fois dans la définition des sanctions vis-à-vis de la Russie mais également des mécanismes permettant de financer les urgences liées au soutien de l’Ukraine, l’Union européenne a désormais l’obligation stratégique d’arrimer son voisinage immédiat à un projet attractif, porteur de stabilité en travaillant en parallèle à la réforme de ses institutions, de ses politiques et de ses instruments.
A bien des égards, la guerre en Ukraine nous oblige à passer des paroles aux actes, du discours sur l’Europe géopolitique à la mise en place d’une stratégie et d’outils qui nous permettent d’exercer puissance et influence au service de nos intérêts et nos valeurs.