Francis Gutmann, un homme libre au service de la France
Francis Gutmann est un ancien chef d’entreprise et diplomate français. Sous la direction de Mauve Carbonell & Ivan Grinberg, ses mémoires sont publiées dans un ouvrage préfacé par Bertrand Badie intitulé « Un homme libre au service de la France. Entre Quai d’Orsay et grande industrie » aux éditions IHA.
À un moment où, en France, les uns fustigent l’État et méprisent l’industrie, voire le travail, alors que les autres l’idéalisent en rêvant de réindustrialisation et de « tech », la lecture de ce livre est absolument salutaire.
Ayant pendant plus de 25 ans, accompagné Francis Gutmann dans sa vie intellectuelle, j’avais plaidé pour qu’il écrivit ses mémoires – il y en a qui le font en ayant bien moins à dire. La grande pudeur de cet homme à parler de lui, qui le caractérisait tant, l’avait toujours fait refuser. Il aura fallu une initiative de l’Institut de l’histoire de l’Aluminium (grâce lui en soit rendue) pour que ce projet vit le jour sous la forme d’entretiens mis en forme par Mauve Carbonell et Ivan Grinberg.
Francis Gutmann offre un modèle qui n’existe plus. Il est, d’une certaine manière la synthèse parfaite du service de l’État et de l’action concrète sur le monde via sa vie d’industriel. Double vie ? ou plutôt la même action par d’autres moyens ?
Les débuts ne sont pourtant pas faciles, fils d’un père juif et résistant qui ne reviendra pas de la « nuit et brouillard » nazie, le jeune Francis se retrouve tôt avec sa mère et sa soeur jeté dans le grand bain de la vie dans la France retrouvée certes, mais ruinée et toute à reconstruire.
Refusant de tenter Polytechnique (son père était X) au grand désarroi de la famille, le garçon, doué (les deux bacs à 16 ans), opte pour Science-Po. Il s’y épanoui tout en se spécialisant en économie et, comme il fallait manger, il rentre au Quay d’Orsay comme stagiaire alors que se construit l’administration de la jeune Organisation des Nations Unies. Il devient ensuite agent contractuel. Au cours de cette période il rencontre Michel Jobert – rencontre qui aura une importance majeure pour la suite de sa carrière.
Mais très vite, il est repéré, en raison de son intérêt pour l’économie par une Pechiney en croissance mondiale. L’entreprise française d’aluminium s’ouvre au monde et a besoin de jeunes talents. On lui demande de suivre les travaux d’une très grosse usine internationale en Guinée. Il accepte et ce choix occupera vingt ans de sa vie. Au cours de cette période il apprend la négociation économique internationale et se forme aux impitoyables capacités managériales et juridiques des Américains – tout ceci se déroulant dans la période troublée et complexe des indépendances. Devant ses qualités, l’entreprise lui confie la direction de plusieurs filiales africaines mais il franchit un pas supplémentaire en assumant la fusion avec l’entreprise de métaux lourds et chimie Ugine-Kuhlmann (achevée en janvier 1972).
Il va gravir les échelons de cette entreprise alors parmi les plus puissantes de France et même d’Europe. Puis un désaccord stratégique avec la haute direction va l’amener à partir. De fait, partir sans se retourner quand les valeurs ou le projet en sont plus en harmonie avec les siennes, sera une de ses marques de fabrique. Et dans un de ces coups de théâtre qui seront sa marque, il prend, en 1980, la direction de la Croix rouge française alors en grande difficultés financières. Il redresse l’établissement caritatif avec une poigne de fer.
Pendant cette période, à la demande de Michel Jobert dont il suit le parcours, il s’essaye sans succès en politique. L’ultracentrisme intellectuel attire peu et Giscard d’Estaing a siphonné les réservoirs de voix.
Le troisième grand changement survient avec l’arrivée de François Mitterrand à la présidence de la République en mai 1981. Ce dernier appelle au ministère des affaires étrangères (qui deviendra « extérieures » pendant son mandat) Claude Cheysson, haut fonctionnaire et plusieurs fois Commissaire européen. Ce dernier, depuis quelques années, entretient des liens d’amitié et d’estime professionnelle avec Gutmann. Se rappelant ses débuts au Quai d’Orsay et connaissant sa fermeté en matière de management, il lui demande de devenir Secrétaire général du Quai d’Orsay. Ce poste, à ce moment de l’histoire, est stratégique car il contrôle le fonctionnement de cette grande administration alors que nombre dans ses rangs voient arriver la gauche au pouvoir avec peu d’aménité voire d’hostilité ou d’angoisse. Il va en faire un outil de commandement au service du ministre.
La prise de poste ne sera pas facile, car déjà en butte aux antis, Gutmann aura aussi à convaincre la jeune classe des diplomates socialisants qui s’interroge sur les velléités de ce personnage vaguement qualifié de gaulliste de gauche et perçu avant tout comme un industriel.
Fidèle à sa méthode, Francis Gutmann va faire fonctionner cette honorable institution à plein régime. Cheysson gère la grande stratégie avec le Président, le Secrétaire général fait tourner la baraque. Au cours de ces années, le nouveau Secrétaire général ne se contentera pas de fonctions purement administratives. Il conduira notamment plusieurs missions au Moyen-Orient et nouera de ce fait des relations étroites avec Yasser Arafat que la France sortira, les armes à la main, de la nasse libanaise.
Claude Cheysson sera poussé du ministère vers la sortie en décembre 1984. On lui aura reproché un franc parler peu « diplomatique ». Mais avec Gutmann, il aura essayé de donner une image rafraichie des relations extérieures de la France notamment en tentant de sortir du paternalisme gaullien panafricain. Il sera remplacé par Roland Dumas. La cohabitation Dumas/Gutmann, aux sensibilités à l’opposé, est impossible. Aussi, en 1985, à l’issue d’années éreintantes Francis Gutmann cède la place à André Ross et est nommé Ambassadeur à Madrid. Il est également élevé à la dignité d’Ambassadeur de France (71 dignitaires à ce jour depuis 1933). Le poste peut sembler paisible aujourd’hui, mais à cette époque la crise est aigüe entre les deux pays. Depuis des années, la France a bloqué les négociations d’adhésion de l’Espagne à ce qui est encore la Communauté économique européenne (CEE) – objectif vital pour les Espagnols qui viennent de sortir du franquisme, tant du plan économique que politique et pour qui rentrer dans la Communauté comme dans l’OTAN (fait en 1982) est un brevet vital d’européanitude et d’insertion dans la modernité. Or, la France veut d’abord protéger ses pêcheurs et les productions agricoles des anciennes possessions du Maghreb qui concurrencent directement les espagnoles (fruits et légumes, notamment). L’auteur de ces lignes, qui était à Madrid à ce moment-là peut témoigner directement des terribles difficultés des représentants successifs de la France.
Francis Gutmann va s’attacher à rétablir des relations harmonieuses et, globalement, il va y réussir. Il accompagnera l’Espagne à la signature de son traité d’adhésion en 1985.
À l’issue, il pense continuer dans la carrière mais ses mauvaises relations avec Roland Dumas le marginalise progressivement. L’industrie le rattrape alors. En 1988, il est nommé PDG de Gaz de France alors société nationale avec une mission essentielle, régler les relations gazières très dégradées avec l’Algérie. Il y réussira non sans mal, modernisera l’entreprise et y demeurera jusqu’en 1993, date à laquelle il prendra la tête de l’Institut français du pétrole (IFP).
Il y prendra sa retraite officielle en 1995. Mais, parfois, la République sait réutiliser ses vieux serviteurs (si pour lui, le terme « vieux » avait un sens). Il conduira de difficiles missions de médiation pour le Quai d’Orsay, notamment entre l’Ethiopie et le Yémen.
En 1998, Alain Richard, alors ministre de la Défense, lui demande de prendre la présidence du Conseil scientifique de la défense (CSD). Cette honorable et très légère institution (le président et un secrétaire – fonctionnaire de haut rang) avait été créée en 1986, par André Giraud, quand il tenait les rênes de l’Hôtel de Brienne. Présidé tout d’abord par Hubert Curien puis par Giraud lui-même, ce conseil réunissait des militaires es-fonctions, des membres de la DGA, des industriels, des scientifiques et autres universitaires et chercheurs. La mission du Conseil était d’éclairer le ministre et le Délégué général à l’armement sur les choix et les évolutions technologiques et scientifiques ayant un lien avec la défense. La prospective y jouait un rôle. Francis Gutmann en fit une machine de guerre au service du ministre et du Président de la République. Comme dans tous ses postes, il rajeunit et dynamisa l’effectif sur lequel il avait prise et y introduit de la diversité (scientifiques, sociologues, géographes, …).
Le CSD ne fut la seule activité des dernières années. Il présida à sa création en 1990 la Fondation Méditerranéenne d’études stratégiques (FMES) qui se voulait un pont entre les rives de la Méditerranée à un moment où, en pleine guerre du Koweït, les relations se tendaient fortement. Il présida puis accompagna Mémoire et espoirs de la résistance et lança des projets personnels de prospective comme le groupe Sagres et le Centre de prospective générale (CPG) – devenu, à sa mort, Cercle de prospective Francis Gutmann.
Mais la plume l’occupa aussi beaucoup. Il écrivit sur la politique internationale, la France et le monde. Ses livres mêlant analyse et philosophie, voire poésie, étaient des réflexions profondes sur l’homme, son destin, sa projection sur l’espace monde. A bien des égards, ils ressemblent à ceux qu’écrivit Georges Clemenceau à la fin de sa vie – (Il aurait détesté que je dise cela.) – au moment où l’homme d’action prend de la distance et de la hauteur et tente, tout en pensant le monde, de se penser lui-même.
Il sera facile d’objecter, aujourd’hui, que la carrière de Francis Gutmann fut celle des liaisons dangereuses et incestueuses entre l’administration et l’industrie publique – que le pantouflage et l’entre-soi était la règle à une certaine époque. On pourra rajouter qu’ayant épousé Chantal en 1964, la nièce du Général De Gaulle, sa carrière était faite et la voie, royale. Rien n’est plus faux dans son cas. Le garçon orphelin et fauché n’est rentré sur ce chemin que par son seul talent et un travail acharné. Qui plus est, pour cette génération issue de l’après-guerre le service de la France, quelque que soit le métier choisi, allait de soi. Le but était le même : redresser le pays. Quant au « piston » gaullien, il semble à peu près avéré que ce n’était pas la tasse de thé du Général (cf. le traitement fait à son fils Philippe) et que ses proches avaient davantage à faire leurs preuves que les autres ; et, chez Gutmann, sa pudeur personnelle le rendait incapable de quémander quoique ce soit.
À sa mort, Jean-Pierre Chevènement avait parlé pour un « patriote » de « stoïcisme et de panache. » Tout ces mots conviennent. Un itinéraire à méditer… Laissons-lui la parole :
« De tout cela je veux tirer deux enseignements. Le premier est qu’il faut refuser non seulement de se laisser faire mais aussi de se laisser aller. Résister, ce n’est pas seulement dire non, c’est se prendre soi-même en main pour chercher à tracer sa route. Le second est qu’il faut toujours savoir et vouloir être soi-même. Exister ce n’est pas courir après un monde en turbulence ou s’abandonner à lui. Ce n’est pas davantage se barricader derrière le passé. Exister c’est oser, exister c’est affirmer, ce n’est pas s’aligner, c’est exister tel que l’on veut et que l’on peut être soi-même[1] ».
[1] Extrait de l’intervention de Francis Gutmann lors de la commémoration du 65° anniversaire de la création du Conseil national de la résistance (CNR) organisé par la Fondation nationale de la résistance (FNR) à l’Assemblée nationale le 23 mai 2008, in Francis Gutmann, p. 168.