En République centrafricaine, la recherche de l’émancipation par le bitcoin
Alors qu’explosent dans le monde les innovations liées à la blockchain, l’Afrique n’entend pas rester à la marge. Loin des considérations préconçues quant à son éventuel retard technologique, le continent fait figure de précurseur en matière d’adoption des cryptomonnaies – de nouveau sous le feu des projecteurs avec la faillite de FTX. La République centrafricaine, en institutionnalisant l’usage de ces actifs numériques, est en passe de devenir la référence continentale pour les technologies de la blockchain. Par Hervé Diaz, président de l’École de commerce de Lyon.
« Le smartphone, c’est l’alternative à la banque traditionnelle, à l’argent liquide et à la bureaucratie financière ».
Cette déclaration du président centrafricain Faustin-Archange Touadéra témoigne de la nouvelle stratégie du pays en matière financière. En effet, la loi du 21 avril 2022, votée à l’unanimité par l’Assemblée nationale, a donné cours légal au bitcoin sur le territoire en sus du franc CFA. À la suite de cette décision, le gouvernement centrafricain a décidé de lancer son nouveau système de jetons numériques, baptisé « Sango », le 3 juillet 2022. Ce choix financier fait de la République centrafricaine le deuxième État, après le Salvador, à instituer le bitcoin en tant que devise officielle.
Il est essentiel de rappeler que la République centrafricaine fait partie des États les plus pauvres de la planète. Selon la Banque mondiale, ce pays de 4,9 millions d’habitants présente un indice de développement humain (IDH) de 0,3 en 2020, ce qui en fait le deuxième État le moins développé du monde. En effet, 71 % de la population y vit sous le seuil de pauvreté. De plus, la République centrafricaine peine à s’extirper d’un cycle de violences interminables, qui prend la tournure d’une guerre civile depuis au moins 2013 et se concrétise par une présence des forces armées de l’Organisation des Nations unies (ONU). La décision d’officialiser le bitcoin comme monnaie légale s’inscrit donc dans une volonté d’amélioration d’une situation politico-économique particulièrement heurtée.
L’Afrique, leader mondial inattendu des cryptomonnaies
D’après le site spécialisé UsefulTulips, l’équivalent d’environ 80 millions de dollars de cryptomonnaies ont été acquis entre août et septembre 2021 par des utilisateurs d’Afrique subsaharienne. À titre de comparaison, 79 millions de dollars de cryptomonnaies ont été acquis par des internautes d’Amérique du Nord sur la même période. Globalement, sur le seul mois d’août 2021, les acquisitions de devises numériques en Afrique subsaharienne sont supérieures de 50 % aux volumes d’Asie-Pacifique et représentent plus de trois fois celles de l’Amérique latine ou de l’Europe de l’Ouest.
Ces chiffres placent l’Afrique subsaharienne au sommet des territoires les plus importants en matière d’acquisition de cryptomonnaies. Ainsi, la Conférence des Nations unies sur le commerce et le développement (Cnuced) démontre que trois pays africains – le Kenya, l’Afrique du Sud et le Nigéria – figurent parmi les dix États avec la plus grande part de population détentrice de devises numériques. D’après Statista 2021, 42 % des Nigérians et 18 % des Sud-Africains déclarent avoir déjà utilisé ou possédé des cryptomonnaies, contre seulement 5 % de la population française.
Shay Datika, spécialiste du trading sur la blockchain, a déclaré dans les colonnes du média Jeune Afrique que la monnaie numérique « peut faire passer les économies africaines au niveau supérieur après des décennies de lutte avec les systèmes bancaires traditionnels ». L’adoption massive des devises numériques en Afrique, motivée par l’instabilité économique du continent, apparaît aux yeux des élites locales comme un vecteur d’indépendance et d’émancipation vis-à-vis des économies plus développées.
Un vecteur d’émancipation pour les économies fragiles
Dans le cas de la Centrafrique, l’économie reste largement dépendante des exportations de matières premières, en particulier d’or et de diamant. Mais ces recettes commerciales alimentent insuffisamment les fonds publics, du fait d’importants trafics illégaux. Ainsi, depuis l’indépendance du pays en 1960, la richesse par habitant a été réduite de moitié selon la Banque mondiale. De plus, la Banque africaine de développement a démontré que le risque de surendettement de la Centrafrique reste élevé en raison de sa vulnérabilité accrue aux chocs extérieurs.
Selon les propos du président Faustin-Archange Touadéra, relayés par VOA Afrique, seulement 57 % de la population centrafricaine possède un compte bancaire. D’après lui, l’adoption du bitcoin comme monnaie officielle permettrait aux citoyens centrafricains d’avoir accès à leurs ressources financières en se passant des infrastructures dont le pays manque cruellement. Mathématicien de formation, c’est sans doute dans son parcours universitaire que le président puise sa foi dans les algorithmes et la blockchain.
Dans cette optique, le gouvernement a lancé le dispositif « Sango », un nouveau système monétaire numérique. D’après le communiqué de presse gouvernemental du 27 juin 2022, cet outil se veut être un « catalyseur de la tokénisation des vastes ressources naturelles du pays ». Ainsi, ces dernières sont valorisées de façon digitale via des jetons numériques échangeables sur la blockchain. Les citoyens centrafricains disposent alors d’un accès direct aux ressources financières et naturelles du pays, par le truchement de ce dispositif innovant.
En outre, ce système monétaire offre à la Centrafrique l’opportunité de s’affranchir non seulement d’une dépendance envers les banques centrales occidentales mais aussi de liens grandissants avec le Russie et sa monnaie, le rouble, exposée dans le cadre de la guerre en Ukraine. En effet, la part russe dans les exportations du pays s’accélère depuis quatre ans. Le bitcoin réduira inévitablement cette dépendance financière croissante vis-à-vis de la Russie.
De nombreux défis à relever
Cependant, la progression des cryptomonnaies comme devise du quotidien en Centrafrique se heurte, en premier lieu, au faible développement des infrastructures numériques et électriques au sein du territoire national. Selon la Banque mondiale, seulement 15,5 % de la population centrafricaine a accès à l’électricité en 2020, quand 10 % utilise Internet la même année. La démocratisation des cryptomonnaies et des technologies de la blockchain ne pourra devenir réalité qu’au prix d’un développement plus avancé d’Internet et des réseaux de communication.
Au rang des bonnes nouvelles, le Programme des Nations unies pour le développement (Pnud) reconnaît l’immense potentiel hydroélectrique du territoire centrafricain. La mise en valeur de l’intégralité des ressources hydroélectriques de la République centrafricaine, estimées à 2 000 mégawatts, participerait à alimenter les structures réseaux dont le pays a irrémédiablement besoin pour donner corps à son ambition en matière de monnaie numérique.
Un autre point de blocage réside dans la défiance possible de la population à l’égard de la blockchain. Au Salvador, premier État à avoir fait de la cryptomonnaie une devise officielle, une enquête relayée par Coin Academy a révélé que 92 % de la population manifeste une certaine méfiance vis-à-vis du bitcoin. De plus, 93,5 % des personnes interrogées se disent réticentes à utiliser cet actif numérique au quotidien. D’après les résultats du sondage, les monnaies numériques semblent souffrir d’une image négative, encore trop liée au blanchiment d’argent et aux activités illégales.
Mais la volatilité excessive des cours de ces actifs constitue le principal facteur d’inquiétude. En effet, le journal Le Point souligne que le prix d’achat du bitcoin a augmenté de 150 % en 2021, avec un pic à 68 991 dollars, avant de s’effondrer de nouveau. Par exemple, le bitcoin s’échangeait à plus de 39 000 dollars au 27 avril 2022, contre 29 494 dollars le 26 mai 2022 et 20 033 dollars le 21 juin 2022. Cette volatilité accrue des cours du bitcoin explique en partie la défiance des populations à l’égard de cette devise virtuelle.
La récente faillite de FTX synthétise les craintes adossées aux cryptomonnaies et invite à la prudence. Pour autant, celle-ci peut être vue comme une opportunité pour instaurer davantage de régulation dans ce segment. L’institutionnalisation de la blockchain par un État peut y concourir, en appliquant au monde des cryptos l’observation de trois piliers essentiels à toute monnaie : la transparence des transactions, la sécurité au travers d’une garantie de moindre volatilité et l’honorabilité pour éviter l’émergence de systèmes dits de Ponzi.
En l’espèce, tout porte à croire que le président Faustin-Archange Touadéra ne vise pas la spéculation ni la rentabilité, mais une alternative aux lourdeurs des systèmes bancaires traditionnels qui participent à l’exclusion d’une partie de l’humanité, non bancarisée. Il lui appartient désormais d’installer durablement Bangui dans le fauteuil de capitale mondiale du bitcoin.