L’indispensable partage de la souveraineté
La souveraineté est à la mode. Ce ne sont pas Bruno Le Maire et Marc Fesneau qui diront le contraire. En mai dernier, le titre ministériel de chacun s’est enrichi d’une compétence de souveraineté : industrielle et numérique pour le premier et alimentaire pour le second.
La souveraineté vit un retour en grâce depuis deux ans au moins. Les crises créées par la pandémie du Covid et la guerre en Ukraine ont révélé aux yeux du monde des dépendances devenues insupportables pour chacun d’entre nous. Dépendance industrielle et technologique avec l’incapacité de produire des masques ou de fabriquer un vaccin. Dépendance énergétique avec l’explosion du prix du gaz et les risques de pénuries d’électricité cet hiver.
Mais ce retour sous les feux de la rampe ne doit pas aveugler : la souveraineté a changé. Si nous ne prenons pas le temps de poser ce constat, le risque est grand de faire de cette idée de souveraineté un cri de ralliement mais aussi un concept creux.
La souveraineté change au rythme des bouleversements du monde. La mondialisation a rendu nécessaire une taille critique pour peser dans l’ordre économique et politique mondial. C’est ainsi que, face aux quasi-empires continentaux que sont les Américains, les Russes et les Chinois, les nations européennes ont dû partager l’exercice de leur souveraineté dans de nombreux domaines (agriculture, industrie, marchés financiers, etc.).
De même, l’économie numérique, notamment par les effets de réseau qu’elle amplifie, a fait émerger des entreprises dont la puissance économique, technologique et financière permet de concurrencer les États, sur le plan de la puissance régalienne (non-respect des lois sur le travail, lois fiscales, lobbying…) mais même et surtout dans les prérogatives historiques des Etats, comme la monnaie ou la justice. Éric Schmidt, alors patron de Google, disait que « les États sont inefficients, nous sommes efficaces, nous avons vocation à les remplacer ».
Ces deux tendances ont transformé chacune des fonctions régaliennes des Etats, voire les en ont dépossédé. En soixante-dix ans, la souveraineté a donc radicalement changé et la principale transformation profonde que nous voyons est cette fin du monopole exclusif de l’Etat sur les attributs de souveraineté.
Prenons le cas de la législation. La production de règles juridiques est désormais largement déléguée par les Etats nationaux à des organisations supra-nationales, de l’OMC à l’Union Européenne, sans oublier une multitude d’organismes de normalisation. Et les algorithmes des géants du numérique produisent eux aussi des effets normatifs qui n’ont parfois rien à envier aux lois nationales votées au Parlement. Le monopole national sur la production de droit n’est donc qu’une fiction et les Etats qui ont les capacités d’influencer réellement ces organismes sont rarissimes.
Depuis plusieurs années, les Etats-Unis ont fait de leurs géants les fer-de-lance de leur souveraineté. Google, Microsoft et Amazon font partie des plus connues. Elles détiennent plus des deux tiers du marché européen de l’hébergement de données et, depuis le Cloud Act, sont tenus de donner accès à leurs données à l’agence de renseignement américaine. Grâce à ces trois géants, la NSA a vu ses capacités d’écoute se démultiplier. L’Etat chinois n’a pas non plus attendu. Puisque pour lui, les tentatives de Huawei, réussies ou non, d’installer des antennes 5G partout dans le monde sont autant d’offensives pour implanter des espions numériques.
Partager sa souveraineté n’est pas synonyme de l’abandonner. Au contraire, tant que l’État garde in fine le contrôle sur les entreprises, il consolide sa souveraineté. Et les Etats-Unis ne font pas d’ailleurs autre chose lorsqu’ils menacent Google de démantèlement : ils lui laissent tisser sa toile mais lui rappellent ainsi qu’à ses camarades Facebook ou Amazon qui souhaiteraient être calife à la place du calife, que celui qui a le droit de vie ou de mort sur leur entreprise c’est in fine le gouvernement américain.
L’écosystème privé doit venir à la rescousse de la puissance publique. Parce que dans notre monde numérique il n’y aura pas d’État sans puissance économique et technologique, il n’y aura pas d’Etat souverain sans entreprises puissantes. Dans notre monde numérique, les entreprises doivent être au centre du jeu. Du Grand Jeu.