Les entreprises de services n’ont plus le choix, elles doivent se réinventer et non plus uniquement se transformer. A l’heure où l’organisation du travail fait sa révolution, le CEO est à la fois un orchestrateur et un catalyseur de cette réinvention des entreprises du secteur des services.
Dirigeant de grandes entreprises et spécialiste des services, Frédéric Verdavaine, considère qu’il est essentiel de repenser les modèles pour répondre aux attentes des collaborateurs, reflet des transformations sociétales en cours, et concentrer davantage d’efforts sur la maîtrise de la création de valeur extra-financière. Entretien.
Quels sont les grands axes de la réinvention des entreprises de services ?
Transformer, c’est faire évoluer l’existant, en introduisant par exemple plus de digital dans un parcours client. La majeure partie des entreprises de services ont engagé des transformations. Réinventer, c’est concevoir et mettre en œuvre des nouvelles façons de faire, radicalement différentes des pratiques historiques de l’entreprise.
Pour engager cette réinvention, il y a plusieurs leviers. Il faut tout d’abord prendre conscience que la création de valeur ne doit plus seulement être pour le client, mais aussi pour le collaborateur. C’est une nouvelle forme de création de valeur, plus uniquement concentrée sur le « customer care » mais davantage tournée sur l’« associate care ». Le collaborateur valorisera le fait que l’entreprise pour laquelle il travaille produit aussi de la valeur pour lui. Ces deux versants sont cruciaux si l’on veut réinventer les modèles de ces entreprises.
Ensuite, l’excellence et l’authenticité du leadership sont des prérequis. Au-delà de l’association indispensable des collaborateurs à la définition des objectifs de l’entreprise, le CEO se doit de dire les choses telles qu’elles sont, qu’elles soient positives ou négatives. Je pense qu’il faut éviter cet « hygiénisme » de certains réseaux sociaux qui présente notre monde de manière trop lisse : le monde demeure très dur. Donc au fond, un leader authentique c’est quelqu’un qui sait dire les choses même lorsqu’elles sont dures, et le faire avec humanité mais aussi fermeté.
Un autre levier important, c’est la diversité car elle est une vraie source de richesses. Les aspirations et les attitudes des individus évoluent au rythme de notre société qui est composée différemment de ce qu’elle l’était il y a quelques années. Nous avons compris au sein des entreprises, que c’est par les différences que nous pouvons nous distinguer de nos concurrents.
Enfin, le dernier axe de la réinvention, est de faire preuve de ce que j’appelle l’empathie stratégique. Il s’agit d’être capable de faire évoluer les organisations pour les rendre à la fois plus performantes et s’assurer qu’elles répondent aux aspirations des collaborateurs.
Qui sont les acteurs moteurs de cette réinvention ? Et quels sont les leviers à leur disposition ?
La posture du CEO est un élément fondamental de la réinvention de l’entreprise de services. La stratégie doit être claire, basée sur des convictions, avec des contributions attendues, afin que l’ensemble des collaborateurs sache précisément quel est le positionnement de l’entreprise et quelles sont les règles d’engagement à suivre. Sa posture doit être sociétale et politique. Par sociétale j’entends, la capacité à donner une vision profondément ancrée dans les problématiques de nos sociétés : quel est l’impact et l’utilité de l’entreprise ? Politique signifie que son action devrait dépasser les limites de son terrain de jeu opérationnel pour s’intéresser aussi aux liens selon lesquels les citoyens interagissent les uns avec les autres. Une entreprise au cœur d’enjeux de société plus globaux change de dimension puisque le « classique » projet d’entreprise devient vocation, mission mobilisatrice pour les collaborateurs. Il est à noter que cette création de sens se fait souvent par le service ajouté.
Le CEO doit enfin, être en mesure de transformer le collectif en communauté. Si la stratégie est claire, les décisions pourront être prises de manière décentralisée, au plus proche du terrain tout en restant cohérentes avec les décisions globales.
L’autre acteur moteur ce sont les équipes, au plus près du client, équipées d’outils d’aide à la prise de décision dans des organisations alignées sur les parcours client animées par des managers au plus près des collaborateurs. En complément, les équipes se devront d’être polymorphes et adaptables aux circonstances. L’entreprise doit quant à elle, s’ouvrir aux acteurs de son écosystème (start-ups, indépendants etc.) pour avoir l’agilité et la rapidité requises par les marchés.
Est-il important d’avoir des indicateurs pour mesurer la réinvention opérée par les entreprises de services ? Quels sont les outils à leur disposition ?
Se doter d’outils de reporting performants, avec de bons indicateurs est devenu primordial car sans mesure, la performance n’existe pas. Ils sont de deux sortes. Les « lagging indicators », ils mesurent la performance, et permettent de voir si elle est en adéquation avec les objectifs fixés. Et, les « leading indicators », qui, basés sur le prédictif, assurent la mesure de tout l’informel remonté par les collaborateurs. C’est la clé d’une meilleure anticipation et compréhension de leurs comportements. L’alchimie de ces deux types d’indicateurs permet d’entrer dans l’intimité du collaborateur, et plus seulement comme c’était le cas il y a quelques années, dans l’intimité du client.
Comment accompagner les transformations de l’organisation du travail dues à la digitalisation des entreprises, à la pandémie et à l’arrivée des nouvelles générations, aux aspirations professionnelles différentes des précédentes ?
Tout d’abord en prenant deux précautions concernant les évolutions de l’organisation du travail.
La première est celle d’éviter l’angélisme qui inciterait à croire que l’entreprise de demain sera policée. L’entreprise doit être de plus en plus participative et inclusive mais elle ne peut fonctionner efficacement sans règles du jeu. D’ailleurs, les collaborateurs attendent du management qu’il sache trancher notamment dans les moments les plus tendus.
La deuxième précaution consiste à ne pas glisser vers une organisation qui diviserait l’entreprise en deux camps qui s’opposent. D’un côté ceux qui ont des conditions de travail hybrides et jouissent d’une certaine forme de flexibilité, avec un équilibre vie professionnelle et personnelle respecté. De l’autre ceux qui sont en front office, face aux clients, avec toutes les contraintes que cela engendre. Durant le premier confinement, il y avait une réelle opposition entre les « cadres-barbecue » et ceux qui se levaient à 5h tous les matins et prenaient tous les risques en allant travailler. Le projet collectif peut être une réponse. Au-delà de la stratégie, des contributions et des convictions claires, ce qui fera la différence dans un projet c’est le collectif ou plus précisément la solidité de la communauté. Si la performance de chaque collaborateur est valorisée au regard de la performance de la communauté, c’est gagné.
A ce titre, le management intermédiaire restera toujours un élément clé du bon fonctionnement des entreprises d’autant plus de services. Je ne crois pas à la suppression de ce maillon. C’est lui qui est au quotidien au contact avec ses collaborateurs, qu’ils soient à distance ou pas. Il est et restera, le capteur sensoriel de premier ordre, remontant les informations informelles, s’assurant que les équilibres se fassent entre les profils et métiers qui cohabitent au sein de l’organisation et que le collectif vive.
Pourquoi y a-t-il besoin de cette réinvention ? Quelles seront les problématiques les plus prégnantes pour les entreprises de services dans les années à venir ?
Les crises actuelles ont mis en lumière des problématiques qu’il faudra absolument prendre en compte dans les années à venir.
Elles ont montré que pour les clients, les interactions humaines étaient essentielles. Et d’ailleurs, plus le digital et le e-commerce se développent, plus ils ont besoin de ce contact. L’étude de Criteo « Shopper Story 2022 » révèle par exemple que 67 % des acheteurs aiment se rendre en magasin lorsqu’ils trouvent du temps pour le faire. Les interactions humaines doivent donc rester au cœur de nos métiers de services.
Ensuite, les services aux particuliers, de proximité, ont pris une ampleur sans précédent ces dernières années, avec comme corollaire un niveau d’exigence client accru. Les principaux facteurs de satisfaction de la clientèle sont directement liés aux compétences et aux comportements des vendeurs en magasin par exemple. Or, les métiers de services sont des métiers à forte intensité de main-d’œuvre : il faut à la fois traiter les risques inhérents allant de l’irrégularité des performances à la pénurie de personnel.
Les entreprises de services devront enfin composer avec des pressions qui proviendront autant de l’intérieur de l’entreprise, de la part des collaborateurs notamment, que de l’extérieur, comme l’intégration de la nouvelle donne issue de la pression réglementaire, de la cyber sécurité qui sont autant de nouveaux risques. Il faudra donc réinventer radicalement les choses et capitaliser sur les deux pour créer des modèles différents.
Le contexte a changé et les modèles d’entreprises de demain devront être robustes et impermanents basés sur une communauté qui créera sa dynamique au travers de convictions stratégiques. La différenciation s’opérera sur le « comment » elles travaillent et le « pourquoi » l’entreprise existe. Je reste convaincu que chaque crise peut se transformer en opportunité au bénéfice des clients et des collaborateurs. Aujourd’hui, ce qui fait la différence entre une entreprise qui fonctionne et une autre qui est en échec, est souvent l’intangible : la qualité et l’image perçue de sa gouvernance, la façon dont elle traite ses clients notamment à travers ses équipes etc. L’intangible est créateur de valeur et, si par définition il est plus compliqué de le maîtriser, les entreprises de services gagneront à être capable de le mesurer et l’appréhender au maximum.
Quelle mémoire aurons-nous de cette crise et que restera-t-il de toutes les problématiques qu’elle a fait émerger ? Nous oublions très vite et revenons aussi rapidement sur nos vieux réflexes, en tant qu’individu pour partie, mais aussi et surtout, en tant que collectif. Ce qui est clair c’est qu’au-delà des paroles et des grandes promesses, il y a un virage radical à opérer aujourd’hui si nous voulons être à la hauteur des enjeux qui nous attendent, sinon d’autres nous expliqueront comment le faire. C’est la dure loi du marché. Actuellement, les entreprises qui réussissent le mieux ne sont pas forcément les plus robustes, ce sont celles qui cultivent une double priorité celle du client mais aussi celle du collaborateur.