Grand Paris Express : la « compliance », sésame des marchés publics
La « compliance » – ou conformité en français – s’est imposée aux entreprises postulant aux grands marchés publics, tel que celui du réseau de transport francilien du Grand Paris Express. Pour remporter les (gros) lots, elles doivent désormais tout miser sur la gestion financière, la qualité et l’innovation. Terminée, l’époque du nivellement par le bas.
Sobriété, transparence, environnement. Voici les trois mamelles de la commande publique version années 20. Avec sa nouvelle mouture du Code de la commande publique[i], l’État français a affiné sa stratégie pour les décennies à venir. Par commande publique, il faut entendre tous les contrats de biens, de services et de travaux effectués par les entreprises publiques, mais aussi les contrats passés par l’État avec les entreprises privées pour la conception, la construction, l’exploitation ou la maintenance d’équipements ou de services destinés au public. De nombreux secteurs sont concernés, et celui des travaux publics est bien sûr en première ligne.
Pour en finir avec les méthodes douteuses
Par petites touches, entre novembre 2018 et octobre 2021, l’État a donc révisé le Code de la commande publique. Objectif : en finir avec les petits arrangements entre amis, les pots-de-vin, les renvois d’ascenseur. Bienvenue à la transparence, à l’équité, à la stricte tenue des budgets et aux dispositions en phase avec la transition énergétique[ii] dans laquelle la France s’est lancée afin d’atteindre la neutralité carbone en 2050. Mais rien n’est gagné d’avance. « La passation des marchés publics est l’une des activités gouvernementales les plus vulnérables à la corruption, souligne un rapport de l’OCDE[iii] de 2016. Les risques de corruption sont exacerbés par la complexité du processus, l’interaction étroite entre les agents de la fonction publique et les entreprises, et la multitude de parties prenantes. »
Car il y a eu des « ratés » en matière de marchés publics. Récemment, le cas le plus médiatique remonte au début de la pandémie[iv] alors que les régions ont eu la liberté de passer leurs commandes de matériel médical et de masques directement aux fournisseurs. D’autres cas sont passés depuis sous les radars, comme celui du maire de Langoiran, renvoyé en correctionnelle pour « favoritisme »[v], ou celui de l’ancien vice-président de Chartres Métropole, taxé de malversations[vi] à la tête du groupe Lorillard. Soit autant de marchés à la transparence douteuse[vii], et dont les turpitudes peuvent se répliquer sur tout le territoire. « Les mairies, intercommunalités, départements et autres conseils régionaux réalisent 70% de l’investissement public dans notre pays, constate Noël Pons, ancien conseiller auprès du Service central de prévention de la corruption (SCPC). Cela signifie, concrètement, que les élus locaux manient des dizaines de milliards d’euros confiés par les contribuables. » En France, le SCPC a été remplacé par l’Agence française anticorruption (AFA) en 2016, chargée d’exercer un contrôle plus strict sur ces fameux marchés publics. Mais tout n’est pas encore parfait[viii]. « Si l’État a relevé son niveau d’exigence en matière de prévention des risques d’atteinte à la probité pour les acteurs publics (et privés), il n’est pas au rendez-vous du contrôle périodique et des sanctions », regrette Jean-Christophe Rivière, président de Compliance.
Les nouveaux impératifs de la commande publique
Dans les textes, la commande publique est désormais régie[ix] par l’ordonnance n°2018-1074 du 26 novembre 2018 et le décret n° 2018-1075 du 3 décembre 2018, auxquels se sont ajoutées la loi n°2020-105 du 10 février 2020 relative à la lutte contre le gaspillage et au développement de l’économie circulaire pour « verdir la commande publique », la loi n°2021-1104 du 22 août 2021 intitulée Climat et résilience destinée à prendre davantage en compte le développement durable et enfin, depuis le 1er octobre dernier, l’entrée en vigueur d’une nouvelle version des Cahiers des clauses administratives générales (CCAG). « Les grandes thématiques socio-économiques irriguent la commande publique, précise le ministère de l’Économie dirigé par Bruno Le Maire. Comme dans de nombreux pans de la société, la prise en compte des enjeux environnementaux s’invite naturellement dans l’achat public. »
Dans ce contexte, les entreprises candidates aux marchés publics ont compris que, pour se distinguer de leurs concurrentes, il leur faudrait jouer des coudes en misant sur la qualité de leurs prestations et la maîtrise des coûts opérationnels, sur la réponse aux attentes explicites du donneur d’ordre, et sur la compréhension globale des services attendus. Autant d’impératifs avec lesquels, précisément, elles devront « se mettre en conformité ».
Le GPE, le marché public des dix prochaines années
Ces nouvelles dispositions entreront évidemment en ligne de compte pour l’attribution des derniers lots du Grand Paris Express (GPE), le futur métro de la grande couronne francilienne. Le donneur d’ordres – l’entreprise publique Société du Grand Paris (SGP) – appliquera le nouveau Code de la commande publique aux futurs appels d’offres, pour différents lots des lignes 15, 17 ou 18 par exemple, chacun étant estimé à un milliard d’euros. Des contrats que se disputent plusieurs entreprises françaises et européennes, avec comme objectifs premiers de limiter les coûts en toute transparence, tout en répondant de façon optimale aux besoins exprimés.
La SGP, elle, a promis d’être intraitable sur tous ces points, et compte sur l’un de ses départements créés en 2016 – la Direction des risques, de l’audit et du contrôle interne – pour veiller au respect des engagements de toutes les parties (délais, budget…) et pour asseoir ses mesures anti-corruption[x]. En mars 2021, Thierry Dallard a cédé la présidence du directoire de la Société du Grand Paris à Jean-François Monteils[xi], ancien de la Cour des comptes, et ex-secrétaire général du ministère de l’Écologie, du Développement durable et de l’Énergie sous la mandature de François Fillon. Une nomination dictée par les impératifs budgétaires à tenir dans les années à venir. L’attribution des prochains marchés, justement, dépendra de la bonne utilisation des investissements publics par les prestataires privés, et sera surveillée par l’Agence française anticorruption, avec une attention particulière portée aux conflits d’intérêts[xii].
L’impératif financier n’est évidemment pas la seule préoccupation des équipes de la SGP. Le nouveau patron de l’entreprise, Jean-François Monteils, a ainsi de lancé un nouveau plan stratégique[xiii], fin octobre dernier, concernant la réduction de 25% des émissions de gaz à effet de serre sur tous les chantiers du Grand Paris Express, soit « l’équivalent d’au moins 14,2 millions de tonnes équivalent CO2 à l’horizon 2050 », a-t-il précisé lors de la présentation d’un plan qui donne la part belle au report modal et à la limitation de l’étalement urbain. Pour tenir ses engagements en termes « d’excellence environnementale », la SGP va devoir compter sur les grandes entreprises du BTP impliquées dans les projets actuels et futurs du GPE, et s’assurer du contrôle des engagements pris.
Des entreprises qui relèvent le défi
Du côté des entreprises impliquées dans le GPE justement, tous ces paramètres ont été intégrés. Dans son ensemble, le secteur du BTP a entamé sa révolution ces dix dernières années, et les grands groupes ont montré la voie, en mettant par exemple en place des stratégies interdisciplinaires permettant de gagner en cohérence – à la fois dans les dossiers de candidature et sur le terrain par la suite – en intégrant à la racine les impératifs environnementaux qui ne sont plus considérés comme des contraintes supplémentaires mais comme le fil conducteur de leur réflexion. Chez Eiffage Génie Civil par exemple, interdisciplinarité et innovation ont déjà été conjuguées sur les chantiers en cours. « Sur le terrain, c’est toute la gamme des « inventions » techniques, qu’elles soient « maison » ou adoptées de l’extérieur, depuis nos nouveaux bétons fibrés, bas carbone, ou l’outil Carasol d’analyse des sols, permettant une évacuation et une exploitation optimisées des déchets, jusqu’aux robots et aux drones, en passant par les camions de chantier à moteur électrique, pour réduire les nuisances, souligne Guillaume Sauvé, président d’Eiffage Génie Civil. Tous ces progrès améliorent la productivité, la sécurité, facilitent le travail des équipes, et, souvent anticipent les normes de plus en plus exigeantes imposées par les clients, comme dans le cas du Grand Paris Express. […] Ce n’est pas par hasard que nous avons été sélectionnés pour ces marchés, comme nous l’avons été pour la Ligne 16 du GPE, seul lot de ce projet pharaonique combinant le Génie Civil et le Rail dans un même contrat. Tout se fera sous notre direction, et avec des équipes qui ont déjà travaillé ensemble. » Dans ce contexte, les entreprises attributaires imposent aussi le même degré d’exigence à leurs sous-traitants pour assurer la performance globale du projet tel que défini par la Société du Grand Paris.
Parmi ces critères de performance, le point essentiel reste le strict respect des cadres budgétaires, sous-tendu par le nouveau principe d’attribution en conception-réalisation des prochains lots à attribuer. « Il s’agit de marchés globaux de travaux qui rassemblent, au sein d’un même contrat, la conception, la réalisation, l’aménagement et la maintenance d’une infrastructure, détaille un rapport du Sénat[xiv]. Les avantages : une réduction du nombre d’interfaces entre les acteurs et un allégement de la procédure puisque, une optimisation des plannings par une implication plus précoce des constructeurs permettant de réduire les risques de retards, et enfin une optimisation des coûts grâce à une appréciation plus en amont du coût d’une ligne et une identification plus précise des risques. » Dans le cas des lignes 15-Ouest ou 15-Est par exemple, deux ou trois marchés de conception-réalisation se substitueront à 45 marchés classiques. Les avantages sont évidents. En termes de cohérence globale et de gestion financière.
Les prochains contrats en conception-réalisation permettront surtout aux différents opérateurs de mieux maîtriser les coûts, grâce à des solutions techniques innovantes sur-mesure. Sur les futurs chantiers du Grand Paris Express, ces nouvelles contraintes budgétaires et environnementales – sous-entendues par la fameuse « compliance » de nos voisins anglo-saxons – vont accélérer les mutations du secteur du BTP. Et c’est l’économie française tout entière qui en profitera.