La justice américaine se penche sur de potentielles collusions entre sociétés d’analyse et vendeurs à découvert
La justice américaine a ouvert une enquête sur les liens supposés entre des vendeurs à découvert et des analystes publiant des informations fallacieuses sur les sociétés ciblées par les premiers. Des pratiques potentiellement préjudiciables au bon fonctionnement des marchés boursiers, aux intérêts des actionnaires, voire à la pérennité des entreprises.
La justice américaine va-t-elle mettre à jour un nouveau genre de manipulation des marchés boursiers ? D’après l’agence Bloomberg, le Department of Justice (DoJ) enquêterait sur de possibles connivences entre certains hedge funds (fonds d’investissement recherchant un rendement fort à court terme dans des actifs liquides) et des sociétés d’analyse boursière lors d’opérations de vente à découvert (VAD). Cette pratique, qui consiste à vendre une action que l’on emprunte parce que l’on suppose que son cours va baisser, afin de la racheter moins cher avant de la restituer, pour réaliser une plus-value, s’appuie en effet souvent sur les recommandations de ces sociétés d’analyse. Ces dernières, qui peuvent formuler des préconisations à la vente, à l’achat ou à la conservation de titres boursiers, sont censées fournir un avis objectif et indépendant sur les sociétés qu’elles étudient. Mais en l’occurrence, la justice américaine soupçonne quelques-unes d’entre elles d’avoir pu formuler des recommandations à la vente de titres boursiers sur le fondement d’informations partiales… voire erronées, et cela en accord discret avec les vendeurs. Si l’enquête venait à confirmer ces soupçons, elle mettrait à jour des pratiques à tout le moins abusives de vente à découvert.
Des pratiques ambivalentes
Lorsqu’elle est conduite de manière honnête, comme c’est le cas pour l’essentiel des sociétés spécialisées, la VAD, conjuguée avec une analyse financière honnête, peut avoir un rôle vertueux dans le fonctionnement boursier. Elle permet d’assurer l’information objective des actionnaires, au-delà de la communication financière potentiellement biaisée des entreprises. Et lorsqu’elle révèle les faiblesses intrinsèques de certaines d’entre elles, elle concourt au fonctionnement « vertueux » du marché, consistant à ne pas continuer à financer les sociétés présentant non seulement des fondamentaux malsains, mais également des pratiques répréhensibles dûment documentées.
L’affaire Wirecard en est une illustration connue. Cette entreprise allemande de services financiers, indice star de la bourse de Francfort, s’était vue en 2016 accusée de corruption, de fraude et de blanchiment d’argent dans un rapport explosif publié par la société d’analyse fictive Zatarra Research & Investigations. Derrière ce rapport se cachait Matthew Earl, analyste pour la société ShadowFall Capital & Research, qui estimait que Wirecard avait racheté en 2015 la société indienne Great Indian Retail Grouppour à un prix excessif. Pariant sur une surévaluation de son cours, il avait mené des investigations résumées dans son rapport, qui avait ébranlé le monde financier. Cette première alerte avait été le prélude d’enquêtes poussées sur les comptes de l’entreprise, qui avaient abouti à la révélation par le Financial Times de fraudes financières de grande ampleur de Wirecard en Asie. L’entreprise avait fini par déposer le bilan en juin 2020, non sans avoir au passage enrichi un certain nombre de vendeurs à découvert ayant parié sur la baisse du cours de Wirecard depuis la parution du rapport d’Andrew Earl.
Mais si la combinaison analystes boursiers – short sellers a d’indéniables vertus, elle peut aussi servir d’arme de manipulation boursière massive. Surtout s’il y a collusion entre acteurs spéculatifs et analystes, sur la base d’informations insuffisamment vérifiées, voire tout simplement fausses. Dans un contexte de marchés volatils, où les exigences ESG exercent une contrainte normative croissante, le poids des rumeurs peut être suffisant pour faire dévisser le cours d’une action, entraînant un effet auto-réalisateur. Au bénéfice des vendeurs à découvert.
De l’information à la manipulation boursière
Aux États-Unis, l’affaire GameStop a mis en lumière les effets potentiellement délétères de la collusion entre sociétés d’analyse et fonds d’investissements, lorsque les recommandations – le cas échéant fallacieuses – des premières servent à justifier les prises de position boursière des seconds. En janvier 2021, le cours de l’action de cette entreprise, spécialisée dans la distribution de jeux vidéo et de matériel électronique, grimpe subitement. Des petits actionnaires du titre, regroupés dans une discussion du forum en ligne Reddit, cherchent à contrer les effets d’une analyse du directeur de la société Citron Research. Celui-ci prévoit en effet une baisse de l’action et recommande de vendre. Les internautes actionnaires pressentent que cette note est un préalable à une action coordonnée de vente à découvert, visant à faire chuter le cours afin d’empocher les gains du pari sur la baisse. Ils soupçonnent également les vendeurs à découvert de dissimuler leurs positions. Le 22 janvier 2021, 140% du capital flottant de l’entreprise était en effet identifié par des analystes financiers comme « shorté » : plusieurs vendeurs à découvert avaient ainsi « emprunté » puis prêté à nouveau à d’autres short sellers les actions GameStop qu’ils ne possédaient pas, chaque maillon de la chaîne pariant sur la baisse du cours. Une telle activité étant révélatrice, à tout le moins, d’un appétit des vendeurs à découvert pour l’action… si ce n’est d’une forme de mobilisation concertée pour faire baisser le titre.
La mobilisation des petits porteurs face à cette stratégie est telle que le cours de l’action augmente de plus de 600% le 26 janvier 2021, et oblige plusieurs hedge funds à emprunter pour couvrir leurs pertes, ou à liquider leurs positions face à l’échec de leur pari baissier. L’évènement inédit est d’une telle ampleur qu’il suscite des soupçons de manipulation des marchés. La Securities & Exchange Commission (SEC), le régulateur boursier américain, annonce rapidement qu’elle va surveiller l’achat d’actions GameStop pour vérifier que leur volatilité n’enfreigne aucune loi encadrant la spéculation boursière. Après un lancement initial motivé essentiellement par cette affaire, l’enquête ouverte par le DoJ a changé de dimension fin 2021 tout en étant plus explicite, puisqu’elle vise spécifiquement à documenter le fait que certains hedge funds et sociétés d’analyse se sont coordonnés lors d’opérations de vente à découvert à leur profit, en forgeant les informations adéquates.
La France concernée
Le phénomène ne concerne pas seulement les États-Unis. Plusieurs sociétés françaises, comme le géant de la distribution Casino, ont été visées au cours des dernières années. En 2015, le fonds activiste Muddy Waters, dirigé par le gourou de la vente à découvert Carson Block, publie un rapport de 22 pages pointant la complexité de la structure juridique et financière de Casino, juste après avoir lancé une vente à découvert. Une autre attaque suit en 2018, se soldant par la vente de certains actifs de Casino pour rassurer ses créanciers, par un rééchelonnement de ses dettes et par une restructuration visant à donner plus de visibilité à sa gouvernance. In fine, l’impact à long terme sur Casino s’avère modéré. Le groupe a su tirer parti des attaques de Muddy Waters pour mener une restructuration profitable. Mais l’impact boursier et réputationnel a été rude.
Casino n’est pas le seul groupe touché. Depuis plusieurs années, les exemples d’actions françaises, ou plus largement européennes, concernées par le phénomène de short selling, se multiplient. En février 2021, c’est au tour d’Air France d’être concerné par le phénomène. Le cours de l’action prend plus de 10% en une séance, indiquant selon les analystes un phénomène massif de liquidations forcées de positions à découvert. D’autres titres ont également été touchés, comme Eurofins ou Arkema. Faute d’enquête en bonne et due forme, la manipulation de l’information n’est pas avérée, mais le doute plane. Et l’impact peut se révéler dévastateur pour les petits actionnaires, comme lors de la chute de 70% du cours de Solutions 30, l’opérateur de déploiement de services numériques, qui fait l’objet de rumeurs multiples entre 2019 et 2021, sur la foi notamment d’un rapport anonyme dénoncé comme mensonger par l’entreprise, et dont on ignore toujours l’origine.
Vers plus de régulation ?
En dépit de l’impact potentiel de ces pratiques sur l’économie française, les réactions des autorités françaises n’ont pas encore pris l’ampleur de ce qui se passe outre-Atlantique. En 2019, dans le sillage de l’affaire Casino, le député Éric Woerth a publié un rapport sur l’activisme, recommandant d’encadrer plus strictement la VAD. L’Autorité des marchés financiers (AMF), le gendarme boursier français, s’est quant à elle prononcée à plusieurs reprises pour une suspension ponctuelle des opérations de vente à découvert, en particulier en période de pandémie, et pour une limitation des titres pouvant faire l’objet de short selling. Mais elle n’a pour l’instant pas cherché à questionner, contrairement au DoJ américain, l’impartialité des acteurs du secteur. Seule la vente à découvert sur les dettes souveraines est aujourd’hui encadrée par un règlement européen. Pourtant de nombreuses voix se sont déjà émues du caractère préjudiciable de ces pratiques, à commencer par celles des principaux acteurs de la place financière de Paris, comme Paris Europlace ou l’AFEP.
Le remède pourrait venir d’où provient le mal. Dans une interview au quotidien économique « Les Échos » en février 2021, le patron de Muddy Waters estimait que « l’un des jeux en cours consiste à chasser les vendeurs à découvert », et qu’il se voyait contraint de réduire ses paris à découvert, y compris en Europe. Il est probable que ce genre d’acteurs de la vente à découvert, sentant le vent tourner aux États-Unis, réduisent la voilure de leurs opérations. Le DoJ semble en effet avoir pris la mesure du risque probable de manipulations boursières du short selling. Reste à savoir jusqu’où il est prêt à encadrer cette pratique. Au-delà des seuls États-Unis, il s’agit là d’une question de régulation globale des pratiques financières, sujet régulièrement agité par les milieux politiques, sans arriver jusqu’ici à des solutions pérennes. En sera-t-il différemment en 2022 ?