La récente polémique sur le retour – temporaire et encadré – des néonicotinoïdes a remis en lumière la difficile ligne de crête des agriculteurs français. Depuis, un gel d’une rare violence a détruit la quasi-totalité des récoltes de toutes natures tandis que des pays peu scrupuleux multiplient les fermes-usines, y compris en Europe.
Pendant de nombreux étés, une fois fermées les portes de l’école et les « grandes vacances » en perspective, j’accompagnais souvent mon père, apiculteur amateur mais éclairé, quand il allait s’occuper de ses ruches. Ce temps passé à vivre au rythme des abeilles m’a permis de découvrir le lien essentiel qu’elles représentent entre faune et flore. Rôle indispensable et interdépendant dans notre écosystème qui permet la vie sur Terre. Très tôt donc, j’ai grandi avec la conscience de l’existence de cette harmonie fragile de la nature. Recette délicate s’il en est, qu’il nous faut préserver à tout prix. Chacun.e d’entre nous a sa propre histoire avec notre planète. Un degré intime d’attachement à nos terres ancestrales, à la préservation de notre équilibre environnemental, dont dépend le petit confort dans lequel nous évoluons tous les jours…
Tout est revenu au premier plan de mes souvenirs lorsque je suis tombée sur le dossier inquiétant des néonicotinoïdes utilisés pour les cultures de betteraves. Mon « âme-nature » s’est sentie interpellée parce qu’il est connu, depuis la nuit des temps, que l’apiculteur et l’agriculteur se doivent de travailler en symbiose, sur le même territoire. De cette harmonie dépendent les équilibres naturels des terres sur lesquelles nous vivons. La betterave, ramassée bien avant sa floraison, laisse ainsi les insectes indifférents à un quelconque butinage. Une sorte d’équilibre qui montre – s’il en était encore besoin – que chacun trouve naturellement sa place. Mais une harmonie dont la loi de 2018 interdisant l’usage de néonicotinoïdes portait en germe la rupture.
Peut-on imaginer, à l’automne 2020, la détresse du paysan et de sa famille devant son champ ravagé par le « Myzus persicae ». Comme une horde barbare, ce puceron vert a détruit entre 30 et 50 %, parfois même, plus de 80 % des rendements ! Quelles entreprises, dans quels secteurs, pourraient se relever d’un tel drame ? C’est donc en toute logique que le projet de loi présenté en octobre 2020 à l’Assemblée nationale a permis de réintroduire l’usage de ces fameux néonicotinoïdes si controversés.
Par ailleurs, soyons précis, il ne s’agit pas d’une réintroduction des néonicotinoïdes, mais d’une dérogation temporaire de cent-vingt jours, correspondant à l’organisation cadrée de la sortie des pesticides. Elle fera l’objet d’un décret annuel, qui sera systématiquement validé par les ministères de l’Agriculture et de la Transition écologique. Le suivi, associant les Parlementaires, sera opéré par un délégué interministériel et des conditions strictes d’usage encadreront chaque demande de dérogation.
Sur le plan économique et social, les choses ne sont pas plus simples. Les règles européennes n’autorisent pas le Gouvernement à indemniser à 100 % les betteraviers (minimis 20K€). La seule issue pour ces agriculteurs, alors dans l’impasse, serait d’abandonner massivement la culture de la betterave au profit d’autres productions, plus rémunératrices. Ne resterait plus alors qu’à se tourner vers l’importation de sucre étranger. Ce qui n’a tout simplement aucun sens puisqu’il est impossible de contrôler les normes de production, la sincérité et le respect des critères que nous exigeons pour rentrer sur le territoire ; sans parler des normes sociales souvent bafouées. Aussi bien pour l’avenir de nos agriculteurs que pour notre souveraineté agro-alimentaire il serait surréaliste de laisser une filière entière sur le carreau en l’absence d’alternative. Nous obligeant à faire venir du sucre de plus loin, comme la Pologne ou de très loin, comme le Brésil qui brûle ses forêts à tour de bras pour satisfaire un capitalisme de plus en plus sauvage. Le bilan carbone d’un tel transport n’est plus à démontrer. Mais, surtout et c’est le comble, la France, premier producteur européen, serait alors obligée d’importer du sucre dont les semences sont enrobées de ces mêmes néonicotinoïdes puisqu’elles sont autorisées à l’étranger. Ubu roi n’est jamais loin !
Et que dire de la casse sociale qui serait tout aussi désastreuse. Faisant disparaître pas moins de 46.000 emplois, dont 25.000 agriculteurs et 21 sucreries. Nous nous priverions par ailleurs de matière pour l’alimentation de nos élevages qui se nourrissent en partie de la pulpe de betterave produite localement, évitant ainsi les importations de soja OGM brésilien pour nourrir le bétail français, par exemple…
Comme le souligne très justement Julien Denormandie, le ministre de l’Agriculture et de l’Alimentation : « Aucun pays n’a été fort, aucune civilisation n’a été forte sans une agriculture forte ». Évoquant un fossé entre Écologie d’incantation et Écologie du réel. Je serais tentée d’ajouter « l’Écologie du trop tard ». Une situation qui se heurte aujourd’hui à la triste réalité de gouvernements qui, au fil des décennies, n’ont pas réagi malgré le nombre d’experts qui tiraient la sonnette d’alarme. Cela fait 20 ans, par exemple, que l’alerte a été donnée par les scientifiques sur la toxicité de certaines molécules de pesticides mal homologuées. À cela s’adjoint, en plus d’un mécanisme d’indemnisation financière à destination des betteraviers à la hauteur des lourdes pertes engendrées par cette jaunisse, un investissement de 7 millions d’euros dans la recherche, soit dix fois plus que ce qui a été investi dans ce domaine en 5 ans. Pourquoi la Recherche ? D’abord parce qu’en l’état actuel des choses, il s’agit de notre unique salut pour parvenir à concevoir des systèmes qui produisent des denrées conformes aux besoins nutritionnels des populations tout en respectant la nature.
Toutefois, rien n’est gravé dans le marbre et l’espoir demeure. Nous avons en France un atout de taille avec le plus grand institut de recherche agronomique au monde, l’INRAE *, issu de la fusion en 2019 de l’INRA et de l’IRSTEA, où officient des chercheur.euse.s d’exception pour l’agriculture, l’alimentation et l’environnement. Un domaine dont les enjeux sont en résonnance avec une évolution vers la recherche participative. En co-construction avec la société civile, et ancrée dans les territoires. S’il est admis que l’arrivée précoce de ce puceron a sans doute joué un rôle et que l’objectif consiste à sélectionner des betteraves plus résistantes aux virus ou à la sécheresse, des mesures de bon sens doivent être prises. Réduire, par exemple, le fauchage des bords des champs, implanter plus de plantes nectarifères en mai-juin ou fin août pour réduire les périodes de disette alimentaire des abeilles, développer des cultures intermédiaires mellifères, mettre en place un plan de prévention des infestations de ravageurs, etc…
Tous les regards sont maintenant tournés vers une recherche prometteuse, comme l’illustrent les travaux du programme de génomique AKER**, emblématique du partenariat public-privé qui a permis récemment de faire émerger une véritable communauté scientifique autour de la betterave, en associant les travaux d’ingénieur.e.s, de docteur.e.s, de chercheur.euse.s, de contributeur.e.s techniques et académiques, de producteur.rice.s de connaissances et des « disséminateur.rice.s ».
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Selon les dernières projections officielles de l’Organisation des Nations Unies***, nous sommes 7,6 milliards d’êtres humains sur Terre actuellement. La population mondiale devrait encore s’accroître de plus de 2 milliards de personnes au cours des trente prochaines années, pour atteindre le chiffre étourdissant de 9,7 milliards en 2050. Elle devrait atteindre près de 11 milliards d’individus autour de 2100 ! Parallèlement à ces chiffres inquiétants, ces dernières années, les taux de croissance mondiaux de la production agricole et du rendement des cultures ont baissé. Avec cet « effet de ciseaux » négatif, comment notre terre va-t-elle être en mesure de nourrir les populations futures si ce phénomène se poursuit ? Une situation qui va être de plus en plus complexe car de plus en plus mouvante, à l’instar des migrations dans le monde. Comme le souligne la Cimade (association qui vient en aide aux réfugiés depuis les années 30 et qui gère aujourd’hui plus de 110 000 migrants en France, en collaboration avec les pouvoirs publics), s’il y a près d’un milliard de migrants dans le monde, seuls 200 millions sont des migrants internationaux. La grande majorité (740millions de personnes) migrent à l’intérieur de leur propre pays ou dans un pays immédiatement voisin. La France, cinquième exportatrice mondiale en matière agricole ne pourra s’exonérer de ses responsabilités afin de nourrir ces populations.
Premier impératif : mettre de côté les idéologies de toutes natures qui ne font que stériliser la pensée. Je pense en premier lieu à l’écologie politique. Ce type d’écologie c’est souvent le discours des gens des villes pour dire sans le faire ce que font sans le dire les paysans. Des populations qui sont les premières victimes d’une écologie d’incantation tristement décorrélée des réalités du terrain. Sans une approche holistique, nous allons continuer à nous déchirer inutilement en portant l’anathème sur un monde agricole qui a passé son temps à lutter. Contre les pillards en temps de guerre, contre les politiques et les normes qui réduisaient comme peau de chagrin leurs marges de manœuvre, contre les fanatiques de toutes obédiences qui, sans rien y connaître, voulaient leur imposer leur façon de faire, contre une Europe qui les a aidés tout en les étouffant.
Là encore, les réponses sont multiples. Économiques d’abord. Il faut bien sûr s’appuyer sur la recherche que j’évoquais. Mais il faut aussi investir pour préserver et développer des métiers qui sont massivement abandonnés. Triste record que personne n’ignore : le secteur de l’Agriculture est celui qui cumule annuellement le plus de suicides. Ce sont généralement des personnes responsables, passionnées, amoureuses de leur terre. La plupart se trouvent continuellement seules, sous une pression économique et sociale qui les contraint à faire des choix à leur détriment, travaillant 55 heures par semaine en moyenne. Et que dire de la dimension purement financière. Une parcelle de terre agricole en France vaut en moyenne 7 K€ / hectare. Les terres les plus profitables, quant à elles, s’achètent entre 20 et 30 K€ / hectare ! Et il faut investir dans un équipement très coûteux… Pour cela, ils.elles ne sont plus que 400 000 agriculteur.rice.s en 2020, dont 27 % de femmes (soit 4 fois moins qu’il y a 40 ans) pour, non seulement nourrir 67 millions de Français mais rester la première puissance agricole d’Europe !
Sanitaire ensuite avec une pandémie qui a accéléré un principe qui se faisait jour : « local is the new global ! ». On voit ressurgir le sentiment d’avoir perdu, avec la globalisation et la course à la productivité, une partie de notre capacité industrielle, notre indépendance et nos valeurs civiques et communautaires. La « malédiction » que représente la pandémie de la Covid 19 nous a brutalement rappelés à l’ordre concernant la façon dont nous appréhendons la vie et le vivant.
Climatique enfin. Avec une vague de froid et de gel qui a détruit une très grande partie de la production agricole et fruitière malgré les efforts désespérés des exploitations pour tenter de sauver ce qui peut l’être. D’ailleurs, certaines municipalités commencent à proposer des fermes clés en mains afin d’attirer de nouveaux éleveur.euse.s et agriculteur.rice.s pour compenser les départs à la retraite. Conscients que sont ces élus de terrain de la nécessité d’avoir une France verdoyante mais aussi vivante.
Lorsque les abeilles meurent toute la planète est concernée, paraît-il. La transition écologique doit se faire en France, c’est une évidence, mais en laissant le temps à chaque filière d’effectuer sa mutation. Car, plus largement, vouloir faire marcher au même pas le céréalier de la Beauce, l’éleveur du Larzac, le maraîcher de Bretagne ou l’arboriculteur de Provence tient plus de l’idéologie administrative que d’une saine gouvernance.