Les ministères de l’Économie français et italien ont récemment déclaré, par un communiqué commun, l’arrêt de l’accord de reprise du bassin de construction navale STX (les anciens Chantiers de l’Atlantique) par la société Fincantieri[1]. Cet épilogue laisse un gout amer car il concentre une série de problématiques non résolues. La fin de cet accord proviendrait, tout au moins en partie, d’une position rigoureuse de la Commission Européenne en matière de concurrence qui empêcherait la constitution de champions européens au nom de leur impact sur le marché interne. Cette explication, qui a l’avantage de ne désigner aucun coupable pour l’échec du rapprochement, apparait pour le moins comme fragmentaire.
Un accord négocié sous la présidence Hollande puis remis en question sous la présidence Macron
Pour analyser cet épilogue il faut revenir en 2016, lorsqu’à la suite de la faillite de l’entreprise sud-coréenne STX propriétaire des chantiers de Saint Nazaire, la société italienne Fincantieri fut désignée par un tribunal de Séoul pour reprendre l’activité dans le cadre de la procédure de dépôt de bilan.
Cette décision allait être accompagnée par des tractations avec l’Etat français : la présidence Hollande, représentée par le secrétaire d’Etat Christophe Sirugue, allait établir en 2017 un accord avec l’entreprise italienne Fincantieri, de façon à obtenir des garanties et faire en sorte que l’investisseur italien ne concentre pas la majorité des actions. Le projet industriel présentait un plan de relance en insistant sur le développement des capacités de construction de bateaux de croisière.
L’élection d’Emmanuel Macron à la présidence de la République viendra bloquer cette opération : le 31 mai 2017 le président se rend à Saint Nazaire et déclare devant une assemblée d’ouvriers vouloir renégocier l’actionnariat[2]. La mise en scène de ce revirement correspond à la volonté d’affirmation publique d’une forme de souverainisme économique, qui fut un des thèmes centraux de la compétition électorale avec Marine Le Pen[3]. La priorité donnée aux considérations de politique interne explique donc en large partie ce revirement. Mais il ne faut cependant pas oublier qu’au même moment, l’arrivée à l’Elysée d’Alexis Kohler comme secrétaire général de la présidence de la République va également susciter des interrogations sur le confit potentiel d’intérêt avec ses précédentes fonctions de directeur financier du groupe MSC, l’un des plus gros acheteurs de bateaux de croisières qui pourrait voir ses intérêts menacés par la montée en puissance de l’italien Fincantieri[4]. A la suite de cette déclaration, de nouvelles négociations vont se mettre en place mais elles rencontreront bien des difficultés, le gouvernement français allant jusqu’à nationaliser l’entreprise[5]. Le différend portait sur le contrôle de la majorité de l’entreprise, les italiens voulant obtenir la majorité ce que le gouvernement français a toujours refusé. Il s’agit d’une position qui apparait comme un point d’achoppement politique et qui n’a que peu à voir avec telle ou telle spécificité du plan d’activité présenté par Fincantieri, souvent évoqué à posteriori.
Ces changements vont grandement indisposer des italiens dont le ressentiment sera croissant. Fin juillet 2017, le Corriere della Sera, grand quotidien milanais, parle de la « gifle » infligée à l’Italie[6], en exhumant une expression qui n’est pas sans rappeler la « Gifle de Tunis », point culminant des rivalités coloniales entre la France et l’Italie à la fin du XIXème siècle.
Le caractère spécifique de l’entreprise Fincantieri pour les italiens
Il convient de rappeler que Fincantieri est une entreprise qui se trouve à la croisée des intérêts en Italie. Elle évoque tout d’abord une très forte identité historique, celle de la continuité des chantiers navals dans le nord-est de l’Italie, une histoire qui puise ses racines dans l’activité de construction navale de la République de Venise, dotée du plus ancien arsenal au monde. Il s’agit donc du symbole des capacités de projection maritime de la péninsule italienne mais aussi de la continuité d’une tradition industrielle considérée comme un secteur d’excellence. Fincantieri est le conglomérat moderne qui a unifié une grande partie des capacités de construction navale italiennes civiles et militaires dans une entreprise contrôlée à 71 % par la Caisse des Dépôts italienne, c’est-à-dire par l’Etat. Il s’agit donc d’une entreprise de premier ordre, qui a d’ailleurs établit un record de traversée de l’Atlantique à moteur en 1992, et qui apparait comme une émanation de l’état italien. L’actuel Président de Fincantieri, l’ambassadeur Giampiero Massolo, a occupé auparavant les postes de secrétaire général du ministère des affaires étrangères mais également de directeur général du département des informations pour la sécurité (DIS, équivalent italien de la DGSE), ce qui illustre le caractère tout à fait spécifique de cette entreprise, une forme de capitalisme d’état qui s’exprime en Italie autour de quelques grands groupes stratégiques comme Leonardo ou ENI.
Dans la vision italienne, ce type d’entreprise qui manie au quotidien la raison d’Etat est capable d’offrir toutes les assurances nécessaires pour ménager les intérêts stratégiques de pays alliés, en particulier en ce qui concerne les garanties à offrir pour la continuité des activités de construction militaire dans les bassins de Saint-Nazaire. De plus cette entreprise est habituée à prendre en compte la dimension sociale de l’outil industriel et, comme elle le pratique en Italie, rester très attentive à l’emploi local. Les doutes exprimés à ce sujet à la fois par certains acteurs locaux suspicieux à l’égard des investisseurs étrangers mais aussi au sein des milieux de décisions parisiens ont donc pu apparaitre comme particulièrement agressifs pour des italiens prêts à montrer patte blanche. De plus il faut percevoir le consensus dont jouit Fincantieri au sein des milieux de la décisions publiques et d’affaires en Italie, ce qui explique le caractère unanime et transversal de la condamnation de la France. Entre les déclarations pro-européennes du candidat Emmanuel Macron lors de la campagne pour les présidentielles et ce rejet souverainiste quelques semaines plus tard se crée une remarquable perception de dissonance cognitive en Italie.
La renégociation de l’accord STX-Fincantieri, début de la crise des rapports bilatéraux entre l’Italie et la France
Cette douche froide va agir comme catalyseur d’une dégradation des relations bilatérales entre la France et l’Italie à partir de 2017. D’autres dossiers, depuis la question libyenne jusqu’à l’accueil des réfugiés, viendront rapidement envenimer l’atmosphère entre Paris et Rome, une spirale négative qui sera ensuite amplifiée par les résultats des élections législatives italiennes en 2018 avec la mise en place d’une coalitions gouvernementale souverainiste et populiste qui exprime des positions anti-françaises. Cette crise touchera son paroxysme au début 2019 lorsque l’ambassadeur de France à Rome, Christian Masset, sera rappelé à Paris.
De nombreux éléments vont se coaguler pour expliquer cette dégradation extrême et plutôt inédite des rapports entre deux Etats-Membres de l’Union Européenne[7]. Mais l’affaire STX-Fincantieri a très certainement représenté côté italien le dossier qui pendant plusieurs années constituait le socle d’une déception à l’égard de la France.
Une des autres paradoxes de ce dossier a été que malgré cet échec initial, on ait insisté pour rechercher malgré tout une forme d’accord en voulant passer outre à la fois la trahison de confiance à l’égard des italiens mais aussi à la multiplication des prises de positions de responsables ou intellectuels français appelant de leurs vœux une forme de souveraineté industrielle nationale. Ainsi fin 2017 une formule baroque a été mise en place, avec des italiens qui ne détiennent que 49 % du capital de STX, alors que l’état français leur prête 1 % à long terme pour pouvoir exercer la majorité, ce qui ne satisfait personne.
En parallèle, expression d’une volonté peut-être trop acharnée de vouloir sortir par le haut de cette impasse, un projet d’accord dans le domaine militaire entre Naval Group et Fincantieri est annoncé lors du sommet bilatéral franco-italien de Septembre 2017. Ceci débouchera en 2019 sur la création de la co-entreprise Naviris contrôlée de façon paritaire par les deux groupes. Cependant cette association comporte dès le départ des apories stratégiques, à savoir la concurrence entre les deux groupes sur les marchés à l’exportation ainsi que les doublons de capacités en matière de système électroniques entre Thalès d’une part et Leonardo de l’autre, deux partenaires fondamentaux qui ne sont pas partie prenante de cet accord. Ici encore nous pouvons constater une approche volontariste mais qui n’arrive pas à combler les défauts originels, ce qui ne contribue pas véritablement à créer un effet d’entrainement positif qui permette d’oublier le faux-pas STX-Fincantieri.
Finalement le passage de l’accord STX-Fincantieri sous les fourches caudines de la Commission Européenne pour vérification des aspects liés à la concurrence interne et au marché, alliés à la crise de la covid-19, va provoquer une dilatation du processus qui sera favorable à son enlisement, et ce d’autant plus qu’entre temps, à la fois la contraction du marché des navires de croisières ainsi qu’une nouvelle stratégie de diversification poussent Fincantieri vers d’autres opportunités[8]. La décision d’abandon de l’accord officialisées en janvier dernier va donc être le fruit d’un désinvestissement discret de la part de Paris et Rome, avec au milieu une Commission Européen qui assume également son rôle d’empêcheur de fusion continentale ce qui permet de rejeter de façon polie la responsabilité sur les autres.
Cet accord est donc caduc et il ne s’agit pas de déplorer l’abandon d’un accord que personne ne voulait plus vraiment. Mais cette affaire permet toutefois d’évoquer une série de problèmes qui méritent une attention ultérieure.
La question de l’ouverture aux investissements directs français en Italie et sa réciprocité
Au-delà de la dégradation des relations bilatérales avec l’Italie dans un contexte récent, se pose la question des investissements directs entre la France et l’Italie et de leur réciprocité. Il faut rappeler que déjà, en 2001, saisissant les opportunités offertes par l’ouverture de la concurrence en Italie, EDF s’était lancée dans une OPA sur Edison, une opération qui avait été bloquée par le gouvernement italien au nom de l’absence de réciprocité dans un marché de l’électricité qui à l’époque n’existait juste pas de ce côté ci des Alpes. En 2006 lorsque l’électricien italien ENEL voulut lancer une OPA sur Suez en s’alliant à Veolia dans le but de récupérer les capacités de production d’Electrabel en Belgique, il essuya un tir de barrage de la part des autorités françaises, hostilité qui bloqua très rapidement l’opération.
La France est le premier investisseur étranger en Italie : non seulement une large partie du luxe italien est désormais contrôlée par Kering ou LVMH, mais on relève aussi une présence extrêmement significative au sein du secteur bancaire (BNP/BNL, Credit Agricole), des assurances, des télécommunications (Telecom Italia), de l’agro alimentaire (Parmalat) ou bien de la grande distribution (Auchan, Carrefour, Decathlon, Leroy Merlin). Récemment la prise de contrôle de Borsa Italiana par la société française Euronext a alimenté les critiques en Italie. Cette multiplication des investissements est souvent présentée comme intrusive et décrite comme une stratégie concertée qui trouverait en Italie un terrain d’expansion privilégié[9]..Elle contribue également à renforcer la perception d’une Italie ouverte aux investissements français, alors que la réciproque ne serait pas vraie, comme dans le cas STX-Fincantieri.
Souverainetés européenne ou souverainetés nationales juxtaposées
Au-delà de cet aspect de la réciprocité des investissements, se pose en outre une question plutôt délicate. La présidence Macron revendique une croissance de la souveraineté européenne, et ce dans les domaines économiques, technologiques et industriels. On peut cependant se demander de façon légitime de quelle souveraineté s’agit-il ? La souveraineté européenne invoquée à Paris est-elle un habillage rhétorique d’une revendication nationale de type autarcique ? Ou bien il y a-t-il vraiment une vision de la nécessité de déploiement d’une coordination de la production et de la maitrise des technologies dans le contexte de l’Union ? C’est certainement un peu des deux, même si les avancées récentes de la Commission dans des domaines essentiels (Espace, Cloud, Micro-processeurs) contribuent à renforcer une politique de souveraineté technologique à l’échelon européen. Mais si on prend au sérieux l’intention de développer une souveraineté technologique et industrielle européenne, alors le cas Stx-Fincantieri représente l’exemple à ne pas suivre, lorsqu’il illustre le rejet d’une opération bilatérale, européenne, au nom d’une souveraineté économique nationale. Dans le contexte franco-Italien il existe aujourd’hui une seule entreprise commune véritablement stratégique, l’alliance dans le secteur du spatial avec les co-entreprises Telespazio et ThalesAleniaSpace. Ce patrimoine remarquable doit être considéré avec le plus grand égard car il représente le seul exemple concret de projection technologique et industrielle commune.
Comme on le voit donc, ces concepts de souveraineté nationales ou européennes ne sont pas interchangeables et impliquent des choix ultérieurs. Certainement la mise en place d’un traité bilatéral franco-italien en suivant le modèle franco-allemand, le projet d’un « Traité du Quirinal » peut contribuer à assainir et renforcer une relation bilatérale qui a un grand besoin de gouvernance. Alors que le gouvernement de Mario Draghi se met en place, l’Italie initie un cycle potentiellement réformateur qui représente une opportunité à saisir, et ce d’autant plus qu’on peut s’attendre à un rôle moteur de l’ancien président de la BCE dans le concert européen. Mais il faut également sortir du flou de l’invocation de « souverainetés européennes » qui ne seraient que de commodes paravents pour des politiques protectionnistes nationales. Il est nécessaire de s’aguerrir dans la compétition à l’égard de la Chine ou même des États-Unis. Mais cela ne peut se faire qu’en passant par un approfondissement des formes d’intégration européenne, comme le démontre le remarquable exemple de l’achat en commun de vaccins pour la covid-19. La croissance de la souveraineté européenne est un jeu à somme non nulle qui passe par l’approfondissement de l’intégration, des instruments communs et des marchés, avec une capacité de favoriser des formes d’investissements stratégiques croisés entre Etats-Membres. La Commission présidée par Ursula Von der Leyen enregistre de nets progrès à cet égard, et il faut souligner l’excellent travail du commissaire Thierry Breton. Mais pour que tout cela aille dans le bon sens, il faut également éviter que les États-Membres continuent à développer des interprétations nationalistes d’une souveraineté industrielle qui aboutissent à des échecs patents. Le fiasco STX-Fincantieri doit nous inviter à méditer cela pour les actions futures.