Le 7 août 1953. Dans l’avion qui l’emporte vers Madagascar, Théodore Monod se demande, en contemplant « l’étonnant spectacle de cette ville de Tananarive escaladant ses collines pour mieux contempler son immense et paisible paysage de rizières et d’églises », si le développement de l’aviation commerciale ne va pas « favoriser la naissance d’un psychisme planétarien ». « En un peu plus de 24 heures, s’émerveille-t-il, l’avion, par le Colisée, les Pyramides, la calotte de glace du Kilimandjaro et Zanzibar, réunit Paris et Madagascar [1]». Sept décennies et quelques milliards de voyageurs plus tard, la massification du transport aérien – avec une multiplication des lignes et des vols jointe à un prix du billet en constante diminution – a transformé le monde. Elle a permis à un nombre toujours plus grand d’hommes et de femmes de se déplacer pour des raisons de travail, d’étude, de loisirs; de « prendre corps[2] », selon la belle expression de Saint-Exupéry, dans les villes du monde. Cependant, comme toute activité humaine, le transport aérien exerce un effet négatif sur l’environnement et, depuis quelques années, de nombreuses voix s’élèvent pour dénoncer sa contribution à l’aggravation du changement climatique.
L’épidémie de Covid19 qui est survenue au début de l’année 2020 a provoqué un ralentissement de l’activité économique mondiale et une mise à l’arrêt quasi totale du transport aérien. Des plans de soutien et de relance ont été décidés tant au niveau européen qu’au plan national. Or, plutôt que de se focaliser exclusivement sur la reprise de l’activité économique à structures inchangées, un certain nombre d’entre eux visent notamment au développement des technologies « vertes », c’est-à-dire bas carbone.
Ainsi un volet « vert » du plan de relance français a été consacré à la construction aéronautique. De quoi s’agit-il ?.
Le plan de soutien et de relance français du secteur aéronautique
Le 9 juin 2020, Bruno Le Maire, ministre de l’Économie, des Finances et de la Relance, annonce un plan de soutien à l’aéronautique de plus de 15 milliards d’euros. Le secteur, qui emploie 300 000 personnes et dégage 58 milliards d’euros de chiffre d’affaires est au plus mal. Le trafic aérien s’est effondré et, du côté des industriels, l’activité a diminué – de 40% chez Airbus et de 50% chez Safran – pour ne pas parler des sous-traitants[3]. On estime alors que la demande mondiale d’avions commerciaux (qui s’élevait à 8 000 en 2018) va baiser de 40 à 60% sur la période 2020-2024 avant de connaître un éventuel rebond compris entre + 5 et + 40% entre 2025 et 2029. Airbus et Boeing annoncent des baisses drastiques de production notamment sur leurs produits phares : A320 (-33%), A350 (-40%), B737 (-40%), B787 (-50%)[4].
En fait, le soutien dont bénéficie, en ce printemps 2020, la filière aéronautique dépasse les 15 milliards d’euros car il faut y ajouter, hors plan de soutien proprement dit, entre 4 et 6 milliards d’euros pour le maintien du chômage partiel pendant deux ans. Dans un document daté de juin 2020[5], le cabinet d’études Archery Strategy Consulting analyse la répartition des sommes allouées et parvient au résultat suivant :
– A court terme : 12,8 milliards pour assurer la survie des acteurs (dont les 7 milliards de prêt garanti par l’État et de prêt direct à Air France).
– A moyen terme : 1,3 milliard pour assurer la compétitivité de la filière en sortie de crise (1 milliard d’investissement en fonds propres et 300 millions en fonds d’accompagnement à la robotisation et à la numérisation).
– A long terme : 1,5 milliard pour maintenir la capacité de développement, en fait pour financer la R&D consacrée à l’aviation décarbonée. C’est à ce dernier volet qu’est consacré cette note.
Le plan français poursuit en fait deux objectifs. D’une part, à court terme, répondre à l’urgence en soutenant les entreprises en difficulté et en protégeant leurs salariés. D’autre part, à plus long terme, en demandant, en contrepartie, à la filière de jouer un rôle dans la décarbonation du trafic aérien mondial, en parvenant, dès 2035, à produire un avion neutre en carbone. Il s’agit, autrement dit, d’éviter l’écroulement d’un secteur stratégique et de l’aider à préparer l’avenir en renforçant ses capacités de R&D.
Avant d’entrer dans le détail du volet « vert » du plan de soutien, il faut rappeler que la réduction de l’empreinte carbone des aéronefs civils – 2% des émissions mondiales de CO2 – n’est une préoccupation récente ni à Paris ni à Bruxelles. C’est ainsi que la 44e édition du Salon du Bourget qui se tient en juin 2001 voit la naissance du réseau ACARE (Advisory Council for Aeronautics Research in Europe), réseau regroupant acteurs privés et publics dont la mission est d’établir un calendrier pour la recherche aéronautique européenne (dans des domaines tels que la pollution, le bruit, le cycle de vie des produits…). C’est dans ce cadre qu’est lancé en 2008 l’initiative technologique européenne Clean Sky. Il s’agit, là encore, d’un partenariat de coopération entre le secteur public et le secteur privé dont le but est de développer un ensemble de technologies nécessaires pour parvenir à « un système aérien propre, innovant et concurrentiel ». En juillet 2008, dans la foulée des engagements du Grenelle de l’environnement pris l’année précédente, la France crée le CORAC (Conseil pour la recherche aéronautique civile) dont la mission est de fédérer les recherches aéronautiques dans le champ de la durabilité. Le CORAC, sous l’impulsion de la DGAC (Direction générale de l’aviation civile) et du GIFAS (Groupement des industries françaises aéronautiques et spatiales), regroupe l’ensemble des acteurs français du secteur du transport aérien : constructeurs, compagnies aériennes, aéroports, ministères concernés, Onera (Office national d’études et de recherches aérospatiales) … A cela on peut ajouter que, depuis 2012, les compagnies aériennes qui opèrent des vols intra-européens sont soumises, quelle que soit leur nationalité, au Système d’échange de quotas d’émission de l’UE (SEQE-UE)[6].
Vers l’avion à hydrogène
Mais le plan du gouvernement veut aller bien plus loin. Les 1,5 milliard d’euros qui seront débloqués d’ici la fin de 2022 sont destinés à financer deux projets. D’une part, un avion régional à propulsion hybride dont le démonstrateur devrait voler en 2028 et dont la mise en service devrait intervenir en 2030. D’autre part, le successeur de l’A320 dont le premier démonstrateur devrait prendre l’air entre 2026 et 2028 et la mise en exploitation avoir lieu entre 2030 et 2035. Deux axes de recherches sont privilégiés : l’ultrasobriété énergétique avec un gain de 30% sur la consommation de carburant et une capacité d’utiliser à 100% du biocarburant et le passage à l’hydrogène comme énergie primaire[7].
En fait, les objectifs annoncés bousculent le calendrier initial des constructeurs. En effet comme l’expliquait Patrick Gandil, le directeur général de l’aviation civile, en septembre dernier : « La grosse différence est qu’auparavant, nous imaginions faire les deux en séquentiel. D’abord faire voler un moyen-courrier ultra sobre, puis une nouvelle génération d’avions à propulsion hydrogène avec des démonstrateurs dans la décennie 2040. Aujourd’hui, nous gagnons une étape en réalisant deux recherches en parallèle pour arriver à un seul avion. C’est un aggiornamento sur beaucoup de choses[8]. »
Toutefois, les deux axes – ultrasobriété et recours à l’hydrogène – sont liés en raison même des spécificités du transport de l’hydrogène. En effet, non seulement l’hydrogène liquide est quatre fois plus volumineux que le kérozène mais encore il ne peut être stocké que dans des réservoirs cryogéniques (comme ceux utilisés dans les fusées) dont la forme empêche de les loger dans les ailes. Un moteur ultrasobre est donc nécessaire pour minimiser la quantité de carburant à emporter. Mais l’ultrasobriété exige à son tour des moteurs moins gourmands que ceux actuellement en service, donc de plus grand diamètre, avec un taux de dilution[9] de 20 à 25 contre 12 aujourd’hui pour le CFM Leap. Tout cela va avoir un impact sur l’architecture des avions de ligne telle qu’elle a été fixée avec l’arrivée du B707 en 1954 : une aile en flèche et des moteurs sous voilure.
Selon les spécialistes, ce n’est pas l’hydrogène en tant que carburant qui pose problème. Comme le souligne Patrick Gandil, « nous pourrions quasiment même utiliser l’hydrogène avec les moteurs actuels. Cela ne serait pas optimal mais cela marcherait ». Cela d’ailleurs déjà marché sur le triréacteur soviétique Tupolev 154 ! Dans le but d’étudier la possibilité d’utiliser d’autres carburants que les hydrocarbures, les Soviétiques modifièrent un Tu 154 – qu’il baptisèrent Tu 155 – en installant dans le tiers arrière de la cabine un réservoir cryogénique contenant du méthane ou de l’hydrogène liquéfié. Ce réservoir alimentait le réacteur droit de l’appareil : un Kouznetsov NK8 modifié (NK-88). Les essais, menés en avril 1988, se déroulèrent parfaitement mais la taille du réservoir découragea toute utilisation commerciale[10]. En fait, les défis que pose l’utilisation de l’hydrogène se situent, toujours selon Patrick Gandil, en amont. Ils concernent le transport, le stockage, le circuit d’alimentation et, bien sûr, la sécurité. Il s’agit en effet de faire passer, via un système d’échangeurs situés près des moteurs, de l’hydrogène à -250°C vers des moteurs dont les parties les plus fraiches sont à 800° et les plus chaude atteignent 1 500°…
Pour le moment, la France est le seul pays à vouloir développer un avion fonctionnant à l’hydrogène[11]. C’est pour répondre à ce défi qu’Airbus a établi une « feuille de route » qui doit aboutir à la mise en service, en 2035, d’un « cryoplane », c’est-à-dire d’un avion propulsé grâce à ce type de carburant. Pour cela, l’avionneur de Toulouse a trois « concept planes » dans ses tablettes. Un biturbopropulseur issu de la famille ATR transportant 100 passagers sur 1 000 miles nautiques. Un moyen-courrier dérivé de l’A320 (donc équipé de turbofans) apte à emporter 120 à 200 passagers sur 2 000 miles. Ces deux concepts s’inscrivent dans le plan gouvernemental avec les échéances que nous rappelions plus haut. Enfin, Airbus envisage la production d’une aile volante, concept dont l’architecture permet de stocker plus d’hydrogène et de placer les réacteurs au-dessus de l’aile[12]. Toutefois, comme le précise Jean-Brice Dumont, directeur de l’ingénierie d’Airbus, il s’agit pour le moment de « concept planes » et pas de démonstrateurs, et il faudra encore attendre entre trois et cinq ans pour connaître la formule qui s’imposera définitivement[13].
Au regard de tous ces projets, il est possible de dire que l’aviation est à un tournant de son histoire. Naturellement, il y a loin de la planche à dessin à la mise en service opérationnelle d’un appareil (on pense aux ailes volantes de Northrop) et il faut bien évidemment s’attendre à des retards et à des surcoûts. Et c’est précisément à l’occasion de ce type des ruptures technologique que l’on redécouvre l’utilité de la politique industrielle
Indépassable politique industrielle
Compte tenu de l’importance des investissements requis – le montant de la R&D et de l’industrialisation pour un nouvel avion se monte aujourd’hui à environ 10 milliards d’euros[14] – le secteur aéronautique est, de longue date pour ne pas dire depuis son origine, dépendant des aides de l’Etat.
Ainsi, les lignes aériennes furent subventionnées quasiment dès leur création. Dans un long article consacré aux débuts du transport aérien, Robert Espérou rapporte un événement qui résume parfaitement cette situation. « Le 7 mai 2020, les Lignes aériennes Farman, marque déposée en 1919 par la Société des aéroplanes Henry et Maurice Farman, firent place à la Société générale de transports aériens – Lignes Farman (SGTA), sous la pression des pouvoirs publics. Ceux-ci étaient désireux de voir plus clair dans la destination des subventions et primes diverses qui fournissaient l’essentiel des recettes des compagnies aériennes de l’époque. Or, les comptes de ces dernières étaient inextricablement mêlés à ceux des firmes de construction dont elles dépendaient[15]. »
Les commandes militaires passées durant les deux guerres mondiales, puis au cours de la Guerre froide furent à l’origine de progrès majeurs dans la construction aéronautique qu’il s’agisse de l’aérodynamique, de la propulsion, de l’avionique, des systèmes embarqués….
Pour nous limiter à la période la plus récente, c’est-à-dire après 1945, on peut affirmer que les avionneurs des deux côtés de l’Atlantique n’ont pas manqué de soutien étatique. Côté américain, Boeing a développé ses avions civils les plus emblématiques grâce à des relations étroites avec l’administration américaine de la Défense. Ainsi, en 1945, George Schairer – chef du département aérodynamique de Boeing – est membre de la délégation envoyée en Allemagne pour faire le point sur les avancées allemandes en matière aéronautique, en particulier l’aile en flèche et la propulsion par réaction. Il retrouve à cette occasion son collègue allemand Adolf Busemann (qui finira sa carrière comme professeur d’aérodynamique à l’université de Boulder dans le Colorado) dont il transmet les recherches à Seattle. Cela donnera le B47 (en 1947) puis le B52 (en 1952). Quant au B707, l’avion qui allait révolutionner le transport aérien, sa première version fut militaire. L’USAF l’acheta en 1954 comme ravitailleur (KC135) pour les bombardiers stratégiques à réaction achetés par le Pentagone et… fabriqués par Boeing. L’avenir de la version militaire étant assurée, Boeing entreprit alors le développement de la version civile.
Avec la création (en 1970) et la montée en puissance d’Airbus – c’est-à-dire l’arrivée d’un concurrent sur le segment des moyen et long-courriers à fuselage large –, concurrent qui bénéficie de prêts remboursables de la part des Etats européens associés au projet, le ton va monter entre Bruxelles et Washington. Les principes adoptés lors du Tokyo Round (1973-1979) sont pourtant clairs : toutes les taxations et autres barrières douanières sur les avions commerciaux, leurs moteurs et leurs équipements doivent être levées le 1er janvier 1980. Mais les « incompréhensions » vont se multiplier entre Américains et Européens. Et en 1992 on parvient à un accord sur… le niveau de subventions que Bruxelles et Washington s’autorisent à verser respectivement à Airbus et à Boeing ! En résumé, l’article 4 de l’ « Accord entre la Communauté économique européenne et le gouvernement des États-Unis d’Amérique concernant l’application au commerce des aéronefs civils de grande capacité de l’accord du GATT relatif au commerce des aéronefs civils » (L301/31) publié le 17 octobre 1992 dans le Journal officiel des Communautés européennes indique que les soutiens publics directs au développement de nouveaux avions ou de dérivés sont limités à 33% du coût estimé du programme. Le remboursement doit être fait sur une durée maximale de 17 ans. Par ailleurs, ces soutiens ne peuvent dépasser 4% du chiffre d’affaires annuel d’une seule entreprise ou 3% du chiffre d’affaires annuel (civil) de l’industrie concernée. Ce texte va pacifier les relations entre les deux géants du secteur… avant que la hache de guerre ne soit de nouveau déterrée en 2004 et donne lieu en 2019 et 2020 à deux condamnations : l’une des Etats-Unis et l’autre de l’Europe. Beaucoup espèrent que l’élection de Joe Biden va permettre de parvenir à un nouveau compromis.
Le milliard et demi d’euros dédié à l’avion « vert » se situe donc dans le droit-fil de politiques industrielles menées depuis des décennies. Et pas seulement dans l’aéronautique tant l’univers technologique au sein duquel nous vivons – microprocesseurs, GPS, Internet, containers, écrans tactiles, satellites… – n’aurait pas vu, du moins si rapidement, le jour sans les programmes du Pentagone. Un milliard et demi, c’est à peu près 15% du coût de développement d’un nouvel avion. Ce n’est finalement pas cher payé pour tenter de concilier droit au déplacement et droit à un environnement de qualité.