Amazon, à la conquête du foot français ?
Coup de tonnerre dans le milieu du football français. La Ligue de football professionnel (LFP) a fait savoir, ce lundi 1er février, que l’appel d’offres pour les droits télévisuels de Ligue 1 et de Ligue 2 s’est révélé infructueux. Une mauvaise nouvelle supplémentaire tandis que les clubs de première division prévoient un déficit de plus d’un milliard d’euros d’ici la fin de saison, sous l’effet conjugué de la crise sanitaire et du retrait du diffuseur Mediapro. Le géant américain du e-commerce Amazon pourrait bénéficier de ce contexte heurté.
En décachetant les enveloppes de réponse aux deux consultations (Ligue 1 et Ligue 2), le comité de pilotage de la LFP a découvert le nom de « trois groupes internationaux majeurs » : Amazon, Discovery et DAZN. Les prix de réserve n’ayant pas été atteints, les droits n’ont pas été attribués et les échanges se feront théoriquement de gré à gré. Si l’échec de cet appel d’offres fait les affaires des diffuseurs historiques (Canal+, BeIN Sports et Altice) qui l’ont boycotté, Amazon fait une entrée remarquée dans la danse des négociations.
Une offre espérée de longue date
Les caciques du football hexagonal ont multiplié ces dernières années les appels du pied. Alors directeur général de la LFP, Didier Quillot annonce en décembre 2017 avoir discuté avec Amazon au sujet des droits de retransmission, quatre mois avant le lancement de l’appel d’offres couvrant la période 2020-2024 et remporté par Mediapro. Amazon renonce finalement à enchérir, préférant se réserver pour le prochain tour de table. Bis repetita à l’automne 2020, tandis que Mediapro n’honore pas ses engagements financiers : des contacts se nouent entre la LFP et les GAFA, sans que cela ne soit concluant. Citée par Le Monde, une source proche du dossier révèle un décalage à ce moment entre les demandes de la Ligue, à la recherche d’un diffuseur susceptible de retransmettre l’essentiel des rencontres, et les attentes d’Amazon, davantage portées sur des lots premium et ciblés.
L’option Amazon intéresse les décideurs du foot français à plus d’un titre. Elle constitue, en premier lieu, un levier efficace pour faire peur à la concurrence et tirer les prix à la hausse. Surtout, elle incarne à leurs yeux un espoir dans un contexte où la liste des repreneurs potentiels est incertaine. Canal+ est en plein conflit juridique contre la LFP, estimant que l’appel d’offres devrait porter sur l’intégralité des compétitions et pas uniquement sur les droits laissés vacants par Mediapro, à savoir 80 % des matchs. Le qatari BeIN Sports s’est rangé du côté de la chaîne cryptée, les deux étant liés par un accord de distribution exclusif et de sous-licence s’agissant des 20 % restants. Le groupe Altice, propriétaire de RMC Sport, n’est pas plus enclin à se positionner contre Canal+, avec qui il négocie des droits en sous-licence pour des matchs de Ligue des champions et de Premier League.
La perspective de devoir s’abonner à Prime Video pour suivre un FC Lorient – Dijon FCO est plus que jamais réaliste. Le géant américain n’en est pas à son coup d’essai dans le football européen. Il s’est offert les dix matchs du Boxing Day en Angleterre, au détriment des traditionnels Sky Sports et BT Sport. De même, la société bâtie par Jeff Bezos s’est invitée en Allemagne et en Italie pour des affiches de Ligue des champions. La France n’est pas à l’écart de ce mouvement, puisqu’Amazon a raflé l’exclusivité de deux huitièmes et de deux quarts de finale des éditions 2021, 2022 et 2023 de Roland-Garros. Alex Green, patron des sports de l’entreprise en Europe, affiche la couleur : « nous nous sentons bien et de plus en plus confiants dans la diffusion du sport en direct ». Le rouleau compresseur made in USA est-il en marche ? Pas de doute, pour Christian Jeanpierre, « l’arrivée d’Amazon dans le foot français semble inéluctable ».
Des perspectives qui font débat
Que les dirigeants des instances sportives se réjouissent de l’irruption d’un nouvel enchérisseur, dans la course aux droits télévisuels, ne souffre d’aucune contestation. Les clubs professionnels se trouvent dans une situation inquiétante, acculés par l’enclume de la pandémie et le marteau de la défaillance de Mediapro. L’ensemble des droits de rediffusion, acquis pour un total de près de 1,2 milliard d’euros en 2018, pourrait être renégocié entre 500 et 700 millions d’euros. La LFP visait le milliard et se retrouve, désormais, contrainte de « brader » la retransmission des championnats français. Il s’agit hélas de la principale source de revenus d’une majorité de ces clubs, avec des niveaux de dépendance parfois extrêmes (76,2 % du budget total du Nîmes Olympique en 2019). Dans ces conditions, un participant aux discussions de l’appel d’offres, relayé par un journaliste de RMC Sport, a jugé que « l’offre d’Amazon est intéressante via la plateforme Prime Video ».
Mais la nature même d’un acteur tel qu’Amazon pose nécessairement question, plus largement que le seul aspect financier. « Je n’ai pas envie d’un monde qui soit dominé par Amazon », s’est agacé le grand reporter Vincent Duluc (L’Équipe). Au-delà de la formule, le risque est réel. À la différence d’un DAZN ou d’un Discovery, Amazon demeure avant tout le leader incontesté de la vente en ligne et un géant du commerce tout court. L’entreprise est rentrée dans le top 3 des distributeurs mondiaux, selon un classement établi par Deloitte, derrière Costco et Walmart. La Premier League, Roland-Garros et bientôt la Ligue 1 ? Autant de marqueurs forts destinés à répondre à un objectif de visibilité globale et à se doter de vitrines publicitaires de choix.
En outre, la crise sanitaire a renforcé un sentiment de défiance à l’encontre du e-commerçant, accusé de concurrencer rudement les enseignes de proximité dans une période de grande difficulté socioéconomique. Les contestations ont essaimé, à l’instar d’une pétition #NoëlSansAmazon à laquelle se sont notamment associés les maires de Paris, Grenoble et Poitiers. « Amazon siphonne le petit commerce » : l’inquiétude de la porte-parole du collectif Stop Amazon est elle aussi éloquente. Difficile d’imaginer que l’acquisition des droits télévisuels par Amazon ne susciterait pas de fortes réactions sociales et politiques. Dernièrement, le ministre de l’économie Bruno Le Maire s’est opposé au rachat de Carrefour par le canadien Couche-Tard, le secteur en jeu étant jugé stratégique. Le gouvernement sera-t-il tenté d’influencer, à son tour, le dossier du football français ? Le sujet est en tout cas « suivi de près » par le président de la République, rapporte Le Parisien.
Seul Canal+ paraît à ce jour en mesure de lever l’imbroglio. « Comment peut-on imaginer que demain matin Canal+ ne soit plus là ? », interroge Gervais Martel. L’ancien président du RC Lens s’en amuse : « en 1984, quand j’ai pris un abonnement Canal+, ce n’était pas pour regarder les films à minuit mais les matchs de foot ». L’accord trouvé entre la LFP et la chaîne cryptée pour la diffusion, dimanche, du Classico OM – PSG fait office à cet égard de bonne nouvelle. Amazon ou pas Amazon, l’enjeu pour les supporters se situe peut-être dans le triptyque suivant : la préservation d’un lien affectif avec un diffuseur de confiance, la lisibilité d’une offre foot qui ne soit pas éclatée sur une multitude de chaînes et, surtout, le retour rapide dans les stades.