Une ambition pour l’Union européenne : Voir au-delà de la colline !
Avec l’effondrement de l’URSS, de bipolaire le monde est devenu multipolaire. Les États-Unis se sont alors convaincus qu’ils avaient la charge de la direction de ce nouveau monde imposant leurs choix et leur façon de vivre. Le XXIème siècle a vu émerger de nouvelles puissances, la Chine et d’autres, qui remettent en question cette vision. Dans ce nouveau monde, aux prises avec la violence et les conflits, mais également confronté à une pandémie inattendue, l’Union européenne doit, pour sa survie, faire des choix afin de défendre ses intérêts et ses valeurs, de façon autonome.
La crise de la covid-19 a largement contribué à mettre en évidence la concrétisation de réalités géopolitiques telles que l’émergence de la Chine, l’activisme récurrent des présidents Erdogan et Poutine, les conséquences du Brexit et le peu d’attention des Américains pour les intérêts européens. Ces éléments structurels désormais évidents devraient appeler les membres de l’Union européenne à s’interroger sur l’avenir de l’Union et sa place future dans le monde. Cette dernière doit désormais se donner les outils pour à la fois, sortir solidairement de la crise, affirmer son existence et tirer les enseignements des difficultés sanitaires, sociales et économiques éprouvées et enfin renforcer la résilience de son voisinage. La réflexion ci-dessous s’efforce modestement d’apporter quelques pistes allant dans ce sens.
Un monde remodelé
Après la fin de la Seconde guerre mondiale les États-Unis ont imposé leur imperium au monde occidental fondé en grande partie sur la terreur qu’inspirait l’URSS. En 1991, l’écroulement de l’empire soviétique leur enlevait leur « meilleur ennemi », ouvrant une période d’une dizaine d’années au cours desquelles les États-Unis, persuadés d’avoir été les vainqueurs de l’affrontement Est-Ouest et, à ce titre, d’être les leaders d’un monde unipolaire, se lançaient dans la promotion tous azimuts de leur modèle vanté comme universel et porteur de progrès. Le début des années 2000 voit émerger des tensions violentes libérées par la disparition de l’ordre bipolaire. Les Proche et Moyen-Orient en sont les principaux théâtres tandis que se développe la menace transverse d’un islamisme violent usant de l’arme du terrorisme aussi bien sur ces territoires qu’ailleurs. Au-delà de la question israélo-palestinienne, les conflits et les crises se multiplient : Irak, Libye, Syrie, Afghanistan, Ukraine, Yémen, Iran, Sahel … D’anciennes crispations ressurgissent, notamment entre l’Inde et le Pakistan.
Dans le même temps la Chine connaît un véritable essor économique accompagné d’ambitions stratégiques.
La Russie a l’ambition de retrouver sa stature du temps de l’URSS en s’imposant dans les conflits en cours et en développant une stratégie offensive concurrençant les visées américaines. La Turquie s’emploie à retrouver l’influence de l’Empire ottoman, tout en visant le leadership du monde sunnite, tant au Proche-Orient qu’au Maghreb mais peut-être même à Djibouti, voire en Europe.
L’Inde, l’Iran mais aussi l’Algérie ou l’Égypte et d’autres renforcent leurs capacités tant diplomatiques que militaires.
Dans le même temps, des nations entretiennent des concurrences pour faire valoir leur leadership religieux (Arabie saoudite, Turquie, Qatar et d’autres …) n’hésitant pas à venir endoctriner et mobiliser les diasporas musulmanes en Europe[1], y projetant ainsi leurs antagonismes.
Face à cette situation les États-Unis, autrefois taxés d’hyper puissance sont de plus en plus contestés, tant à l’intérieur de la nation, fatiguée des inégalités criantes qu’à l’extérieur sur les grands dossiers de sécurité où leurs choix sont remis en cause, sur les démarches d’embargos, sur l’application de l’extraterritorialité du droit américain, ou encore sur les sujets touchant à l’environnement où leur parole est reniée. Cet « impérialisme américain »[2] est de plus en plus dénoncé y compris par leurs alliés traditionnels pour lesquels ils ne sont plus un modèle et qui leur reprochent leur manque de fiabilité.
L’Union européenne, quant à elle, n’est toujours pas parvenue à constituer une puissance majeure capable d’apporter un point de vue homogène et de définir une politique cohérente. En dépit de son envergure économique elle pêche par un manque de détermination et de volonté politico-militaire.
La région Méditerranée Moyen-Orient rassemble, quant à elle, un grand nombre des menaces qui pèsent sur le monde. L’Europe est située géographiquement au centre de ce désordre et s’en trouve tout particulièrement fragilisée. Son environnement est fort différent de celui qui prévalait il y a trente ans.
Il est donc temps de prendre en considération ces nouveaux paramètres et d’adopter les dispositions qu’appellent ces bouleversements.
Une détermination européenne à créer
Dans ce monde multipolaire au moins deux puissances majeures s’affirment et se défient, les États-Unis et la Chine. Clairement celles-ci proposent, notamment aux Européens, de se soumettre à l’une des deux puissances. Vouloir y échapper impliquerait la recherche d’une autonomie de décision qui ne peut être préservée qu’à travers la construction d’une nouvelle puissance majeure : une Union européenne renforcée. À défaut la tutelle de l’une ou l’autre conduirait à être entrainés dans leurs aventures (se souvenir de la guerre d’Irak) et à voir la défense des intérêts européens passer en seconde position derrière leurs priorités. Des exemples récents ne manquent pas.
La crise de la covid 19, à la fois lors de sa gestion et avec les conséquences attendues, démontre le besoin d’établir une coordination des politiques européennes en matière d’approvisionnement, de mettre en œuvre des capacités communes pour faire face, ensemble, aux futures épidémies ainsi que de réduire la dépendance de l’UE par rapport aux industries sanitaires extérieures. La réponse politique à la crise économique et sociale à venir a poussé un plan de relance ambitieux, soutenu par l’Allemagne et la France convaincues de la nécessité de cette orientation stratégique.
D’autre part, le Brexit écarte de l’Union un pays qui, du fait de sa « special relationship » avec les États-Unis, constituait trop souvent un frein aux progrès de l’idée d’Union européenne[3] en attachant plus d’importance à la défense des intérêts de son partenaire américain notamment sur le plan de la défense.
Enfin, le conflit actuel en Méditerranée orientale a montré l’incapacité de l’Union à se rassembler pour défendre une cause pourtant « commune ». Il a aussi mis en lumière la faillite de l’OTAN à contribuer utilement à la gestion de ce problème tandis que les Etats-Unis, recentrés sur leurs intérêts propres et indifférents à ceux des Européens, répugnent à inciter les Turcs à une attitude responsable.
L’évolution des rapports de forces, des croissances démographiques, de la répartition des centres de gravité, de la distribution des pôles créatifs, de l’orientation des flux des échanges, etc. constitue un point de rupture en matière de relations internationales Il serait déraisonnable de s’enkyster dans des paradigmes qui ont été élaborés pour un autre monde… Il importe aujourd’hui de faire le pari de l’Union européenne, entité géopolitique de premier plan entretenant une relation privilégiée avec son voisinage mais aussi avec l’Afrique voire la péninsule arabique. À cette fin, cette entité devra concevoir une relation équilibrée et indépendante avec les autres grandes puissances dans un respect mutuel et pour cela s’en donner les moyens.
Quels moyens mettre en œuvre ?
Dans cette perspective, le Traité de Lisbonne permet de lancer une initiative de « coopération renforcée » entre les États-membres désireux de « favoriser la réalisation des objectifs de l’Union, à préserver ses intérêts et à renforcer son processus d’intégration »[4]. Ainsi, il pourrait être imaginé que l’Allemagne et la France lancent, avec d’autres pays membres, une démarche visant à promouvoir des outils choisis afin de renforcer l’émergence de l’Union comme une puissance majeure capable, dans le respect des lignes fixées plus haut, et d’accroitre ses capacités dans au moins trois domaines : diplomatique, économique et défense.
Trois actions seraient alors envisageables :
- La création d’un Conseil européen de sécurité économique qui pourrait être constitué en élargissant les missions du Comité économique et social européen existant. Il s’attacherait par exemple à identifier les produits à caractères stratégiques dont la production devrait être conservée dans l’Union ou rapprochée de l’espace européen, à analyser les impacts des questions juridiques comme celle de l’extraterritorialité du droit américain et les solutions pour y remédier, à promouvoir le recours à l’euro au détriment du dollar, à apporter un avis sur les risques de certains investissements étrangers, à apprécier les risques du numérique et des menaces cyber.
Les deux autres actions s’appliqueraient prioritairement aux domaines des crises et des conflits violents, en privilégiant dans un premier temps l’environnement immédiat européen porteur de tant de menaces :
- D’une part, la création d’un Conseil de sécurité de l’Union européenne. En 2018, cette idée a déjà émergé. Ce Conseil aurait pour mission d’obtenir des États-membres —dans une démarche de « coopération renforcée » — qu’ils émettent un avis commun à travers une résolution le cas échéant accompagnée de l’appel à un engagement de la force. Ce Conseil ne rassemblant dans une premier temps qu’une partie des membres de l’Union, il pourrait s’appeler « Conseil de sécurité réduit de l’Union européenne ». Le conflit de Méditerranée orientale en début 2020 illustre combien l’Union européenne est en situation de désordre et de faiblesse tant qu’elle ne disposera pas d’un tel outil.
- D’autre part, une structure visant à combler certaines carences de la PSDC devrait voir le jour. Elle pourrait être dénommée EurOps-CHE, recouvrant la fonction d’un organe en charge de « concertation », « harmonisation » et « élaboration » pour pallier ces carences. Lorsqu’une mission est lancée, l’Union, ne possédant pas d’armée, mobilise les capacités civiles et militaires qui sont mises à sa disposition par les États-membres. Dans ces conditions le commandement opérationnel des moyens passe par l’appel à certains des Etats-membres seuls capables d’apporter les outils nécessaires en mettant à disposition des états-majors nationaux (OHQ).
A défaut, il faut faire appel aux accords dits « Berlin+ » qui régissent la mise à disposition de l’Union européenne des moyens et des capacités de l’OTAN. Cette mise à disposition n’est évidemment pas automatique et est soumise volens nolens à l’absence d’obstruction des États-Unis ou d’autres membres de l’Alliance[5]. Le commandement des forces ainsi rassemblées relève alors de l’adjoint européen (de nationalité britannique…) du SACEUR[6] (officier américain). Il est difficile dans ces conditions de parler d’une véritable autonomie de l’Union européenne.
De plus, la PSDC a été clairement ciblée sur un rôle limité aux seules missions dites « du Petersberg [7] », et donc placée sous la contrainte de la « complémentarité » et du « partage des tâches » avec l’OTAN, qui garde l’exclusivité de la défense du continent. Or l’architecture de sécurité européenne s’effiloche : les États-Unis se sont retirés du traité antimissiles balistiques (ABM) et du traité sur les forces nucléaires à portée intermédiaire (FNI). De leurs côtés, les Russes ont dénoncé le traité sur les forces conventionnelles en Europe (FCE) et envisagent de ne pas reconduire, en 2021, le traité New Start de réduction des armes stratégiques. Cette situation devrait donc en toute rigueur inciter les décideurs européens à sortir de leur « état de léthargie stratégique » ainsi que le dénonce Hubert Védrine[8].
Dans cette perspective, l’effort à conduire doit viser à combler certaines carences de la PSDC, mission attribuée notamment à l’Agence européenne de Défense[9] .
L’Initiative européenne d’intervention (IEI), lancée le 25 juin 2018 par la signature d’une lettre d’intention des ministres de la Défense de 9 pays européens, constitue une autre forme de réponse à ce même besoin. Initiative ambitieuse à caractère résolument opérationnel, l’IEI vise à favoriser l’émergence d’une culture stratégique européenne commune et à créer les conditions préalables pour de futurs engagements coordonnés et préparés conjointement sur tout le spectre de crise.
La nécessité de la construction d’une Union européenne forte par le renforcement et la coordination de ses capacités économique, diplomatique et de défense est donc reconnue. Il importe à présent que cette appréciation rencontre une vraie volonté politique partagée pour que des actions se concrétisent et que la mise en œuvre voit le jour sans délai.
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Il s’agit là, bien sûr, de pistes de réflexion visant à renforcer l’Union européenne pour lui donner les capacités économiques, diplomatiques et de défense nécessaires à en faire une puissance autonome capable de faire valoir ses priorités, ses choix, ses valeurs et ses intérêts face à d’autres grandes puissances et d’échapper à l’asservissement et la soumission. Ces pistes, pour être concrétisées, imposeront de rassembler et mobiliser les nations européennes, probablement en commençant par un petit nombre d’entre elles.
Pour cela, il faut tout d’abord s’attacher à définir collectivement et clairement les stratégies et points de vue de l’Union européenne sur la scène internationale. Il est intéressant de relever que, dans ce sens, l’initiative du « Sommet des pays du Sud de l’Union européenne (Med7) », née en 2016, s’est penchée, lors de sa septième et dernière réunion, le 10 septembre 2020, sur ce besoin. La déclaration finale souligne : l’importance stratégique pour l’Union de son voisinage méridional ; la gestion durable des biens communs euro-méditerranéens ; l’entière solidarité avec Chypre et la Grèce face aux atteintes répétées à leur souveraineté et à leurs droits souverains par la Turquie ; la recherche d’une solution au problème de Chypre ; la situation imprévisible en Libye qui affecte la stabilité de l’ensemble de la région ; la nécessaire solidarité avec le peuple libanais ; en Syrie le soutien au peuple syrien et aux réfugiés, tout en poursuivant la lutte contre Daech ; au Proche-Orient le soutien à une solution de deux États vivant en paix et en sécurité. Ces actions sont complétées par d’autres orientations importantes relatives aux ressources énergétiques, à la lutte contre la covid 19 et aux questions migratoires. Cette déclaration pourrait constituer la trame d’une première feuille de route d’une « coopération renforcée ».