« Construire plus, c’est assumer que les prix de l’immobilier ne doivent pas monter jusqu’au ciel » – Robin Rivaton
Dans une période marquée par une tension du marché immobilier et la pandémie de Covid-19, Robin Rivaton, directeur d’investissement chez Idinvest Partners et spécialiste des questions de smart city, nous donne sa vision de l’urbanisme de ces prochaines années. L’augmentation de l’offre immobilière dans les zones urbaine et le déploiement rapide des nouvelles technologies sont pour lui cruciales pour répondre aux besoins de demain.
- Vous promouvez depuis longtemps l’innovation technologiques comme levier principal de transformation de la ville. Comment pousser le secteur de l’immobilier et de la construction à investir davantage dans l’innovation ? Selon quels axes principaux ?
Le secteur de l’immobilier et de la construction n’a jamais été aussi important. Le nombre de citadins passera de 5 à un peu moins de 8 milliards d’ici 2050 : autant de nouveaux besoins en énergie, en logements, en mobilité alors que les ressources, qu’elles soient le foncier ou les matières premières, restent limitées. Il est intrinsèquement lié à la question climatique. Les villes consomment 78% de l’énergie mondiale et produisent plus de 60% des gaz à effets de serre. La densification est une réponse prouvée pour la réduction de notre empreinte énergétique. Il est intrinsèquement lié à la question de la mobilité. Vous vous déplacez depuis votre logement, en direction des espaces de travail ou d’équipements collectifs.
Je pense que les acteurs de l’immobilier n’ont pas été suffisamment incités à innover parce que l’immobilier était une myriade de marchés locaux, fragmentés, peu concurrentiels du fait de la lenteur des cycles d’achat. Aujourd’hui cela est en train de changer avec des consommateurs plus exigeants, dont les cycles de consommation des biens immobiliers se raccourcissent du fait de carrières et de vies personnelles plus heurtées. D’ailleurs l’innovation dans le secteur immobilier n’est pas un mot tabou. Historiquement, le secteur a même vécu une révolution technologique au XIXe siècle quand les villes modernes sont bâties. On connaît alors de très importants gains de productivité. En 1818, un jeune ingénieur français, Louis Vicat, produit le ciment artificiel. En 1845, Pierre-Joseph Fontaine invente l’ascenseur moderne que l’Américain Elisha Otis popularisera outre-Atlantique. Dans le même XIXe siècle, sous l’impulsion de Joseph Monier et François Hennebique, la France découvre le béton armé utilisé pour la première fois à Paris en 1893. Dans l’entre-deux-guerres, c’est Eugène Freyssinet qui brevète le béton précontraint, indispensable aux gratte-ciels car beaucoup plus résistant. Après la Seconde Guerre mondiale, un formidable mouvement de reconstruction permet d’essayer de nouvelles techniques, de nouveaux matériaux. Même si certaines performances architecturales dans la lignée de la charte d’Athènes se révèlent parfois des échecs urbanistiques, il ne faut pas oublier que cela a permis de passer de 70 000 logements neufs construits en 1950 à 550 000 en 1972 en France, sortant autant de ménages de logements anciens aux conditions déplorables.
- Comment faire adhérer tous les habitants, tous les Français, au concept de villes densifiées, connectées ? Malgré l’explosion de l’équipement numérique des ménages ces dernières années, l’accès aux nouvelles technologies génère des fractures. La smart city ne risque-t-elle pas de creuser encore plus les inégalités socio-spatiales dans les territoires ?
L’innovation dans les villes ne doit pas être faite de gadgets technologiques. Elle doit d’abord et avant tout répondre à un problème majeur : la montée des charges associées au logement, loyers, remboursement de crédit ou dépenses de chauffage, dans le budget des ménages. L’ensemble représente 25% en moyenne avec des disparités très fortes. 3,6 millions de ménages locataires dans le parc libre consacrent 36% de leur budget au simple paiement des loyers. 600 000 ménages propriétaires modestes de leur résidence principale dépensent la moitié de leurs revenus pour payer leur crédit. J’ai largement expliqué la force inarrêtable du phénomène de métropolisation dans mon précédent ouvrage La Ville pour tous (Editions de l’Observatoire, 2019). La concentration des emplois mais surtout des meilleurs établissements d’enseignement et d’activités de loisir aboutissent à une demande croissante pour habiter ces endroits-là. Elle est nourrie et perpétuée par un déséquilibre démographique majeure. L’Ile-de-France représente 20% de la population de France métropolitaine mais 80% de son excédent démographique. Il est illusoire de penser les migrations à l’intérieur du pays pourraient compenser cela et qu’un retour en arrière est possible.
La réponse c’est donc de produire plus de logements dans les zones tendues. Le sentiment d’inégalités socio-spatiales trouve aussi racine dans des modes de consommation divergents entre les différents types de territoire. Des services brandis dans les médias comme les étendards de la modernité – livraison à domicile, applications de rencontre, micro-mobilité… – ne fonctionnent qu’avec un certain niveau de densité et à ce titre semblent réservés à quelques-uns. Encore une fois, la meilleure façon de faire cesser le sentiment de relégation, c’est de permettra à quiconque de pouvoir habiter dans les métropoles s’il considère que la vie y est plus intéressante sans être contraint par la question du prix du logement. On retombe sur le besoin de construction. La réponse est d’abord politique. Néanmoins l’industrie immobilière a un triple rôle à jouer : offrir des solutions innovantes de propriété immobilière, comme la dissociation foncier/bâti, la propriété à vie, des loyers avec une partie de capitalisation ; offrir des habitats mieux pensés permettant de répondre aux besoins des individus sans consommation superflue de mètre carré, c’est le rôle des promoteurs comme des opérateurs de coliving par exemple ; construire et rénover plus vite avec moins de nuisances pour augmenter l’acceptabilité sociale des chantiers et de la densité.
- Quelles villes s’illustrent selon vous comme modèle de smart cities ? Comment Paris peut-elle s’en inspirer ? Concrètement, quelles innovation technologiques et numériques sont aujourd’hui opérationnelles ou en train d’être mises en œuvre en France ?
La smart city est un terme protéiforme sans définition exacte. Du point de vue de notre thèse d’investissement, nous l’avons définie comme cinq secteurs recouvrant : la mobilité, l’énergie, les bâtiments, la logistique et l’industrie 4.0. D’un point de vue fonctionnel, je dirais que la smart city recouvre l’ensemble des technologies mais aussi les innovations juridiques ou institutionnelles, qu’elles émanent des pouvoirs publics ou d’acteurs privés, capables de faciliter la vie collective des citadins, résidents ou travailleurs de passage, mais aussi visiteurs occasionnels, en cherchant à accroître leur qualité de vie et en réduisant leur consommation de ressources. Les réalisations de la smart city qui ont le plus d’impact aujourd’hui sont de mon point de vue sont celles liées à la mobilité. Les gains de temps offerts par les applications d’itinéraires pour une meilleure utilisation des transports en commun, les VTC, l’auto-partage, les vélos ou trottinettes en libre-service se chiffrent en millions d’heures, sans parler des tonnes de CO2 évitées.
Les innovations les plus visibles sont les maquettes numériques qui, associées à un réseau de capteurs et de caméras denses, permettent de piloter en temps réel l’activité des services publics et de préparer la réponse à des phénomènes exceptionnels (inondations, crise sanitaire, manifestations…). La cité-Etat de Singapour a sans nul doute investi le plus récemment dans de tels outils en utilisant notamment la solution 3DEXPERIENCity de Dassault Systems. Il est pour autant difficile de définir un modèle car la technologie n’est pas hors-sol, elle s’inscrit dans un contexte socio-économique propre à chaque territoire. L’acceptation de la surveillance de masse telle qu’elle est pratiquée en Asie ou à Londres est moindre en Europe continentale. Néanmoins nous devrions veiller à ne pas volontairement freiner l’adoption de technologies largement éprouvées par ailleurs et dont les bénéfices seront certains. Je pense ici à la 5G qui est déjà déployée dans de nombreuses villes alors que nous sommes en train de débattre d’éventuels effets indésirables que n’ont relevés aucune des agences sanitaires impliquées.
- Le confinement a vu un certain « exode » des cadres qui ont quitté la capitale pour télétravailler. On peut supposer que le télétravail continuera de se généraliser. Quel est votre pronostic ? Comment analysez-vous cette tendance du point de vue de la demande et de l’offre immobilière, des services numériques, de l’offre de transport, à Paris et dans les nouvelles villes d’accueil ?
L’organisation du travail que nous avons connue pendant le premier confinement ne correspond pas à celle du second et ne correspondra pas à celle qui émergera lorsque la crise sanitaire sera éteinte. Il serait stupide de considérer que rien n’a changé, il serait tout autant erroné de penser – comme trop d’éditorialistes se sont empressés de la faire – que tout a changé. Non les villes ne sont pas condamnées. Non le bureau n’est pas mort. L’organisation du travail va évoluer dans un sens déjà observé avant la crise, juste de manière plus rapide. Une partie des tâches, celles qui obligent à se concentrer seul, de la plupart des emplois de bureau vont pouvoir prétendre à être effectuées depuis le domicile ou des espaces de tiers lieux. Est-ce que toutes les entreprises laisseront le degré d’autonomie nécessaire pour ce télétravail ? Non. Est-ce que tous les salariés utiliseront cette possibilité ? Non plus. L’enquête Gensler US Work from Home 2020 réalisée auprès de 2 300 travailleurs a indiqué que seulement 12% d’entre eux voudrait travailler à domicile cinq jours par semaine. Il s’agit d’une très faible augmentation, ces derniers étant 10% avant la pandémie. Le reste des tâches, qui requièrent un haut niveau de collaboration pour la production de services complexes, se poursuivront dans des espaces de rencontres entre les salariés, le bureau. Ceux-ci évolueront sans nul doute dans leur aménagement intérieur.
Avant la crise sanitaire, il existait une tendance structurelle à la réduction de la surface de bureau par salarié. En Amérique du nord, selon CoreNet Global, la surface moyenne par travailleur est passé de 21 m² en 2010 à 14 m² en 2017. En Europe, la surface moyenne est proche à 13 m². Les espaces de coworking ont poussé à cette densification, des surfaces moyennes de 5 m² étant courantes. Les règles sanitaires, notamment de distanciation physique, nécessitaient plutôt des surfaces moyennes de 15 à 20 m².
Il faut donc envisager une stabilisation des surfaces actuelles par employé. Si l’occupation maximale des bureaux, autrement dit le nombre de personnes présentes physiquement au même moment dans les locaux rapportés au nombre d’employés théoriques, devrait baisser, permettant de libérer des surfaces occupées, il reste difficile de quantifier ce phénomène, car il requiert le passage à des bureaux flexibles, non assignés à un salarié, ce qui s’étalera sur plusieurs années. Il reste un groupe de travailleurs qui a la possibilité de travailler totalement à distance. Ils opèrent le plus souvent sous le statut d’indépendant ou leurs entreprises leur demandent d’y passer. Ils sont plutôt jeunes, avec quelques années d’expérience en général, le temps de s’être constitué un carnet d’adresses minimal, et souvent déliés de contraintes familiales. Ils privilégient les métropoles régionales, souvent littorales, au détriment de l’Ile-de-France. Dans cette tranche, le nombre de familles est plus faible que beaucoup de gens avaient pu le penser car ils avaient négligé que l’emploi du conjoint et les stratégies éducatives pour les enfants sont deux facteurs pesant lourd dans les choix de localisation. Pour le factualiser, il y avait avant Covid 22 000 ménages actifs nets qui quittaient l’Ile-de-France chaque année. Imagine-t-on que ce chiffre double, il n’y aurait aucun impact systémique.
- Depuis plusieurs années, les prix de l’immobilier n’ont cessé de grimper dans les grandes villes alors que les crédits immobiliers restaient faciles d’accès et les taux bas. Dans le contexte de crise, avec une diminution des ressources à prévoir et une baisse de la rentabilité, anticipez-vous une fin à cette tendance ? Les conditions d’octroi de crédit devraient-elles se resserrer ?
Les conditions de crédit ont été resserrées suite à une recommandation du Haut Conseil à la stabilité Financière datant du 20 décembre 2019 qui, pour prévenir une dynamique excessive de l’endettement des ménages, demandait de vérifier que le taux d’effort à l’octroi des emprunteurs de crédit immobilier n’excède pas 33% et que la maturité du crédit n’excède pas 25 ans. Ces mesures ont été progressivement appliquées par les banques au cours de l’année 2020. Elles ont frappé la clientèle la plus jeune, primo-accédante et modeste. Il faut dire que la progression du volume de transactions immobilières ces dernières années, passé de 700 000 en 2014 à 1 050 000 fin 2019, s’est faite en grande partie dans des territoires plus périphériques. A Paris, sur cette période, le volume de transaction sur la période est resté peu ou prou inchangé. Cela signifie que la restriction des conditions de crédit, conjuguée à une crise asymétrique qui fragilise d’abord des territoires dépendants de l’industrie, aura donc un impact différent sur les prix. On peut estimer que le recul sera très faible dans les plus grandes métropoles où la disparition de la clientèle étrangère et la demande pour locaux touristiques sera compensée par moins d’offre disponible. A l’inverse, les villes moyennes où les prix sont déjà à la peine devraient subir de plein fouet cette moindre solvabilité de la demande.
- La propriété foncière et immobilière est souvent vécue en France comme un vecteur traditionnel d’indépendance financière de long-terme. Vous tempérez cette vision en promouvant un « urbanisme d’intérêt général ». Vous vous êtes notamment prononcé en faveur d’un encadrement de la propriété foncière. Qu’avez-vous en tête ?
L’immobilier est un élément de plus en plus important des inégalités de patrimoine. Dans un contexte de masse monétaire grandissante, les actifs immobiliers dans les grandes villes s’apprécient car ils sont rares. Mais ils sont rares parce que nous le voulons. La rareté du foncier n’existe pas en soi. Il suffit de monter en hauteur et de densifier. Si les entreprises de croissance sont rares et valent des fortunes, il n’est pas facile de décréter qu’il faut en créer plus. Pour l’immobilier, la rareté n’est que le reflet de notre lâcheté. Ou plus précisément d’un poids électoral confié de manière disproportionnée aux ménages déjà propriétaires au détriment de ceux qui ne le sont pas et de leurs enfants. Plus le droit de l’urbanisme est décentralisé et soumis à un vote local, plus il reflète les préférences de ceux qui habitent déjà là et sont intéressés à organiser la pénurie pour faire monter la valeur de leurs actifs. Or le droit de l’urbanisme n’a cessé de passer des mains d’un Etat garant de l’intérêt général à des collectivités territoriales et même des associations promoteurs d’intérêts particuliers. Construire plus c’est assumer que les prix de l’immobilier ne doivent pas monter jusqu’au ciel.