Florian Delmas, ingénieur agro-alimentaire et directeur général d’Andros, publie Planète A, Plan B aux éditions Coup de cœur. Un manifeste en faveur d’un nouveau système de croissance, de la part d’un dirigeant de l’agroalimentaire français qui se veut être un trait d’union entre le monde rural et le monde des affaires.
- Après un bilan alarmant des effets de certaines activités productives sur l’environnement, vous appelez de vos vœux un nouveau système de croissance qui se structurerait autour de valeurs nouvelles. Comment votre position de dirigeant d’une industrie agroalimentaire vous a-t-elle poussé à vous poser ce genre de questions et à y trouver des réponses opérationnelles ?
Entre le monde des affaires dans lequel j’évolue et mes racines rurales, j’aimerais aujourd’hui être un trait d’union, en tant que père d’abord, mais aussi en tant que dirigeant d’entreprise. Car diriger oblige. Diriger une entreprise industrielle oblige à choisir les bons caps, dans un environnement de plus en plus complexe. Diriger une entreprise industrielle oblige à développer et à améliorer un système de production de biens ou de services rentables, créateurs d’emplois, au sein même d’un écosystème humain et environnemental préservé, voire enrichi. C’est en tout cas ma vision de l’entrepreneuriat, qui vise à réconcilier écologie et économie.
- L’entreprise est selon vous le pivot essentiel pour réussir ce recentrage vers une croissance durable et « plus humaine ». Pourquoi ?
Si l’entreprise est souvent citée comme étant la cause des problèmes dans nos sociétés modernes, ma conviction est qu’elle est au cœur de la solution économique, sociale et environnementale pour amorcer une nouvelle ère de progrès. Dès lors que son « logiciel » intègre une vision multicentrique, elle détient les clés techniques, financières et sociales indispensables pour bâtir la Citessentielle. Pour beaucoup d’entre elles, la question n’est même plus de savoir si elles seront actrices de cette transformation mais bien de savoir si elles survivront à ce changement imposé. De surcroît, l’entreprise est un acteur résolument social : en créant des emplois et en organisant le travail, elle fédère directement et indirectement une communauté humaine autour de son projet. Vivre dans l’entreprise, faire société dans l’entreprise, c’est une façon d’interconnecter de la diversité, de la richesse, dans la poursuite d’un objectif commun. Je crois en une démarche résolument citoyenne qui pousserait l’entreprise à se fondre dans son écosystème, au-delà de son activité intrinsèque, en créant de la valeur pour la communauté, l’environnement et le territoire dans lequel elle opère.
- Pour dépasser à la fois l’anthropocentrisme, le biocentrisme et l’écocentrisme, vous en appelez à une vision multicentrique permettant une complémentarité entre l’homme et la nature. Vous rappelez que « pour subvenir à nos besoins, il nous faut continuer à envisager la nature comme un ensemble de ressources », et donc de la protéger. Voilà in fine le nœud du débat actuel sur les liens entre activités productives et environnement : comment utiliser la « nature » tout en la protégeant ? N’est-ce pas une difficile ligne de crête ?
L’entreprise doit désormais envisager les écosystèmes comme bien commun prioritaire en reconnaissant l’interdépendance et la communauté de destin qui lient l’humain et la nature. Dans une vision multi centrique, l’entreprise prend en compte les parties prenantes, directes et indirectes, de son activité. Elle considère dans leur ensemble à la fois l’actionnaire, le salarié, l’environnement dans lequel elle évolue, les matières premières qu’elle extrait, les pollutions qu’elle génère, les services qu’elle apporte… Elle cherche en permanence un équilibre entre les enjeux économiques, sociaux et environnementaux.
- Vous énumérez une série d’actions programmatiques devant répondre urgemment aux différentes crises que nous vivons : régulation du carbone, augmentation de la biodiversité, achat et consommation responsables, mobilité raisonnée, revitalisation et décentralisation des territoires… L’une de vos préconisations est de mettre sur pied une agriculture et une alimentation raisonnées et souveraines. Vous expliquez que les problèmes nutritionnels comme la malnutrition sont des phénomènes évitables, provoqués par des formes inadaptées d’organisation et de production. Ils sont selon vous dus à un « problème de rationalisation des circuits économiques, politiques, alimentaires et agricoles ». L’alimentation, c’est de la (géo)politique, et vice-versa ?
Fondamentalement, oui ! Se nourrir correctement est une condition essentielle de stabilité et d’émancipation des sociétés humaines. « Un pays qui ne peut pas se nourrir lui-même n’est pas un grand pays », affirmait le général de Gaulle en 1962. La Politique Agricole Commune qui fut mise en place la même année à l’échelle européenne allait dans ce sens. Elle visait l’autosuffisance alimentaire, une condition essentielle pour garantir la paix. Dix ans plus tard, avec les progrès de la productivité et de l’acheminement des produits agricoles, le pari était réussi. Depuis la Seconde Guerre mondiale, l’Europe n’a plus jamais été confrontée à la famine. La Communauté européenne est non seulement capable de nourrir l’ensemble de sa population, avec des aliments riches et diversifiés, mais dégage même des excédents. Ne l’oublions pas…
- L’un de vos chevaux de bataille est une alimentation plus souveraine. Il faut, dites-vous, « privilégier la construction de modèles alimentaires continentaux et indépendants » en régulant notamment les flux de circulation alimentaires. L’agroalimentaire est le 3e excédent du commerce extérieur français (11,3 milliards €) ; la France est le 6e exportateur mondial de produits agricoles et agroalimentaires et accroît chaque année ses exportations vers les pays tiers hors-UE. Un tournant qui se généraliserait vers plus de souveraineté alimentaire et la réorganisation de certains flux de produits changerait certainement la donne. A quelle nouvelle géopolitique alimentaire pourrait-on s’attendre au niveau du continent ? Quel équilibre peut-on trouver entre une compétitivité forte à l’internationale d’une part et la protection du marché et des consommateurs français et européens de l’autre ?
Il est, d’une part, absolument nécessaire de réguler les flux de circulation alimentaires. Pour cela, chaque continent doit faire un pas vers son autonomie alimentaire, sur un plan à la fois quantitatif et qualitatif. Ce processus passe par le renforcement d’une agriculture vivrière partout dans le monde. C’est notamment le cas en Afrique, en Asie ou en Amérique latine où les paysans doivent pouvoir subvenir à leurs propres besoins, avant d’exporter leurs produits. En Europe et en Amérique du Nord, où la démographie est stagnante, il faut sortir du schéma du « toujours plus » et utiliser la fertilité et les techniques à disposition pour se concentrer sur le « mieux », accessible à tous. Il ne s’agit pas de renoncer à nos performances ni aux excédents qui permettront de venir en aide aux pays émergents avec lesquels nous devons maintenir une collaboration. Cette évolution vers des modes de production plus continentaux et plus respectueux des sols est d’autant plus indispensable du fait de la raréfaction des ressources énergétiques, et tout particulièrement des énergies carbonées, qui ont permis jusque-là les gains de productivité et la circulation internationale des produits.
- Sur le volet de la production agricole, vous souhaitez un système performant, faisant la part belle à l’agroécologie, à l’agriculture de super-précision, à l’écoconception dans l’agroalimentaire… On oppose souvent, en France, les modèles de développement agricoles : d’un côté le modèle conventionnel dit productiviste, intensif, utilisant des produits phytosanitaires ciblés, dirigé en partie vers les marchés d’export ; de l’autre le bio, l’agroécologie, la permaculture, des modèles associés à l’échelle locale et qui suscitent l’engouement chez une partie de la population – malgré le fait qu’ils ne semblent pas être suffisamment robustes pour nourrir tout le monde … Comment dépasser cette pensée binaire ? Comment voyez-vous le rôle de l’agriculture et le statut de l’agriculteur en 2050, quand l’humanité comptera 10 milliards de personnes ?
Au xxie siècle, l’agriculture et l’agroalimentaire sont confrontés à un défi : nourrir durablement près de 10 milliards d’individus à l’horizon 2050, en leur assurant un bol alimentaire nutritionnel sûr et sain, grâce à des systèmes respectueux de l’environnement. Il est urgent de reconsidérer la place des activités agricoles et des acteurs de la filière pour préserver notre avenir sur le long terme : maintien de l’indépendance alimentaire, préservation de notre environnement et sécurité sanitaire des populations. L’agriculteur n’est pas seulement un fournisseur de produits alimentaires, il est aussi un acteur essentiel à notre survie et à celle de l’environnement.
L’agriculture familiale aura vécu sa plus grande transformation à l’issue de la seconde guerre mondiale. La politique agricole commune ainsi mise en œuvre visait l’autosuffisance alimentaire, une condition essentielle pour garantir la paix. Mécanisation, développement du transport des marchandises, recours à la chimie pour les engrais et les pesticides donneront naissance à l’agriculture productiviste, sous la maîtrise de familles paysannes multigénérationnelles. Pendant ce temps un modèle agro-alimentaire industriel se développait pour produire, conditionner et distribuer une alimentation accessible au plus grand nombre.
Aujourd’hui, l’agriculture est victime de l’anthropocentrisme. Dans un contexte de réduction de l’effectif agricole du à un déficit d’attractivité, une baisse de fertilité des sols, une forte volatilité des prix donc des revenus, la baisse des soutiens publics, et face à une demande alimentaire accessible et de qualité, l’agriculture doit se réinventer. Il apparaît impossible d’avoir un modèle agricole exclusif qui soit susceptible de répondre aux besoins et de satisfaire les intérêts de toutes les parties prenantes : les agriculteurs, les consommateurs, les industriels, les investisseurs, les animaux, l’économie nationale, l’environnement et la planète, la culture et l’identité. C’est pourquoi plusieurs modèles nécessairement performants cohabiteront: agriculture régénératrice, agriculture du tout qualité, agriculture d’entreprise, agriculture ultralibérale, agriculture technologique, et même agriculture cellulaire dans laquelle les États Unis investissent massivement.
- Vous êtes le directeur général d’Andros, après y avoir fait jusqu’à présent toute votre carrière. Comment appliquez-vous au quotidien, dans les opérations et la stratégie, votre vision d’une croissance durable et d’une transformation de la nature « en complémentarité » avec celle-ci ?
Le propre d’une entreprise familiale est le rapport au temps long et à la transmission. C’est le fondement de notre Plan de Performance Durable que nous poursuivons selon 4 piliers: des produits sains et des emballages eco-responsables, moins de ressources consommées, préserver la biodiversité & promouvoir l’agroecologie, mieux vivre dans l’entreprise et le territoire. Cette démarche engageante s’impose quotidiennement à tous nos collaborateurs, avec succès.