Crise sanitaire, relations avec l’Europe, rivalité avec la Turquie… le Kremlin sur tous les fronts ! – Arnaud Dubien
Situation sanitaire, affaire Navalny, stabilité du pouvoir central, relations avec l’Europe et la France, élection de Joe Biden, jeu complexe avec la Turquie, retour vers l’Afrique… Arnaud Dubien, Directeur de l’Observatoire franco-russe près la CCI France-Russie et fin connaisseur des arcanes de la Russie d’aujourd’hui, dresse depuis Moscou un tour d’horizon complet et étayé des sujets russes du moment.
- À l’image du reste de la planète, la Russie a été impactée par la propagation de la covid-19. Quelle est la situation sanitaire actuelle en Russie ? Comment les Russes vivent-ils cette situation ? Quel est l’impact de cette crise sur l’économie ?
La Russie n’échappe pas à la deuxième vague de l’épidémie, qui semble même plus menaçante que la première. Le nombre de nouveaux cas quotidiens officiellement recensés est d’environ 22 000, soit deux fois plus qu’en mai, et la courbe continue de monter. Si Moscou – où les structures de santé sont nombreuses et dans l’ensemble bien équipées – fait face, la situation est plus tendue en province. Ainsi, dans plus de trente régions, le taux d’occupation des lits Covid est supérieur à 90%. Les moyens de l’armée ont même été déployés en Khakassie, une petite république de Sibérie. Quant au bilan officiel – 33 000 morts – il ne reflète que partiellement la réalité compte tenu de la méthodologie du ministère russe de la Santé. Multiplier ce chiffre par deux voire trois semble raisonnable au regard de la surmortalité enregistrée à l’échelle du pays ces derniers mois.
Pour l’instant, cependant, un nouveau confinement n’est pas à l’ordre du jour. Le gouvernement souhaite en effet limiter au maximum l’impact sur l’économie. Mais certaines mesures ont été prises : à Moscou par exemple, les lycées et l’enseignement supérieur sont passés au distanciel et les plus de 65 ans sont invités – depuis octobre – à rester chez eux. Les entreprises doivent maintenir au moins 30% de leurs personnels en télétravail. En revanche, les restaurants et les bars restent pour l’instant ouverts jusqu’à 23h. Les autorités s’attendent à une fin d’année difficile mais elles espèrent pouvoir – dès les premières semaines de 2021 – commencer à proposer les vaccins nationaux, en particulier le Spoutnik-V, que l’on a tort de ne pas prendre au sérieux en Occident.
Sur le plan économique, la Russie tient plutôt bien le coup. La récession cette année se situera aux alentours de 4% seulement et les fondamentaux macroéconomique du pays sont solides. La dette de l’État reste inférieure à 20% du PIB ; les réserves de change approchent les 600 milliards de dollars ; le rouble a certes une nouvelle fois dévissé cet été, mais la population ne le ressent guère et l’inflation est maîtrisée. Paradoxalement, cette situation plutôt confortable n’a pas incité le gouvernement à dépenser. Son plan de relance – environ 4% de la richesse nationale – est beaucoup plus limité que ceux mis en œuvre en Occident, alors même que les filets de sécurité sont incomparablement plus modestes que chez nous (le chômage partiel à la française – avec un taux de prise en charge de 84% – laisse songeur voire incrédule en Russie, où l’État a indemnisé au printemps à hauteur de 12 000 roubles – soit moins de 150 euros – indépendamment du niveau de revenu).
Dans les mois et les années à venir, le gouvernement va mettre l’accent sur les grands projets d’investissements publics – les « projets nationaux » – auxquels vont être alloués plusieurs centaines de milliards d’euros. Le pays en a les moyens et devrait retrouver une trajectoire de croissance proche de 2,5%. Mais les défis de son économie, en particulier la place de l’État, le faible rôle des PME et sa structure encore trop peu diversifiée, restent entiers.
- Cette crise sanitaire et sa gestion par les autorités gouvernementales ont-elles impacté l’image de Vladimir Poutine auprès de ses concitoyens ?
On se souvient de l’emballement qu’avaient suscité dans la « grande presse » française certains sondages conduits au printemps, qui montraient des niveaux de confiance et de soutien historiquement bas pour Vladimir Poutine. Aujourd’hui la réalité est plus nuancée. Une forme d’usure est indéniable, ce qui n’est guère étonnant après vingt ans passés au pouvoir. La relation des Russes à leur président n’est plus la même qu’au début des années 2000, quand la croissance était à 7% et que jouait pleinement l’effet de contraste avec Boris Eltsine et les années 1990, si éprouvantes pour l’immense majorité de la population. Et « l’effet Crimée », qui avait valu à Vladimir Poutine 89% d’approbation au printemps 2014, est retombé.
Pour autant, son niveau actuel reste honorable – environ 62% ces derniers mois – et ferait bien des envieux en France et en Europe. Le taux de confiance varie quant à lui de 34% (question ouverte : à qui faites-vous confiance ?) à 67% (faites-vous confiance à Vladimir Poutine ?). Le chef de l’État garde donc encore la main et reste plus que jamais le maître des horloges après le référendum constitutionnel du 1er juillet dernier. Mais la situation socio-économique – en particulier la baisse des revenus réels, qui ne sont plus aujourd’hui qu’à environ 93% de leur niveau de 2013, dernière « année normale » – créé un contexte délicat pour les législatives de septembre 2021.
- Popularité intacte donc pour Vladimir Poutine. N’aurait-on pu imaginer qu’elle serait affectée par l’affaire Navalny ?
L’affaire Navalny est un événement politique de première importance dont les conséquences politiques en Russie et à l’étranger restent à mesurer. L’empoisonnement lui-même a suscité des réactions diverses – de la sidération au déni. Le pouvoir, qui a d’abord paru désemparé, s’est ensuite sans surprise recroquevillé et affirme désormais avec le plus grand sérieux qu’Alexeï Navalny a absorbé les substances ayant justifié son évacuation … après son départ de Russie, dans l’avion ou à l’hôpital de la Charité à Berlin.
Peu de gens à Moscou jugent crédible l’hypothèse d’une tentative d’élimination sur ordre direct et explicite du Kremlin, mais beaucoup font un rapprochement avec plusieurs cas d’empoisonnement d’opposants ces dernières années et avec l’affaire Skripal, où le désormais fameux Novitchok avait été utilisé. La nature même de ce produit et son maniement semblent désigner certains milieux militaires – c’est ce que qu’affirme par exemple Bellingcat dans sa récente enquête – mais l’établissement de la preuve sera compliqué. Nier l’empoisonnement lui-même ou l’attribuer à des services secrets occidentaux a en tout cas le mérite d’évacuer certaines questions gênantes sur le fonctionnement de certaines officines ainsi que sur la réalité de la « verticale du pouvoir » et donc du contrôle réel de la situation par le Kremlin.
En tout cas, Alexeï Navalny a cessé d’être marginal politiquement en Russie. Son nom a été prononcé jusque dans les médias d’Etat et est désormais largement connu à travers le pays. Un sondage récent montre que 20% des Russes soutiennent son action, contre moins de 10% en 2019. Mais selon la même enquête, 50% des Russes désapprouvent l’action d’Alexeï Navalny. Ce dernier reste clivant et n’est pas perçu comme une alternative crédible à Vladimir Poutine. Mais il ne peut plus être ignoré.
Alexeï Navalny a-t-il un avenir politique en Russie ? Il a dit vouloir rentrer prochainement à Moscou. Le porte-parole de la présidence a pour sa part souligné qu’il était naturellement libre de le faire, comme tout citoyen du pays. Mais l’acharnement judiciaire dont Alexeï Navalny fait l’objet semble plutôt indiquer que le pouvoir préférerait voir son exil se prolonger.
- Immense pays, les autorités de Russie font face en région à des contestations variées. Comment les interpréter ? N’est-ce pas là la conséquence directe d’une hyper-concentration des pouvoirs à Moscou au détriment des instances de gouvernance locales mais aussi la manifestation de l’émergence d’une société civile ?
Il est vrai que depuis près de deux ans, on observe dans certaines régions de Russie des protestations politiques qui ont surpris, tant par leurs motifs que par leur intensité ou leur durée. Ce fut notamment le cas en 2019 à Chiès dans la région d’Arkhangelsk, où la population s’est mobilisée – avec succès – contre un projet de centre d’enfouissement de déchets venus de Moscou. Puis, quelques mois plus tard, des habitants d’Ekaterinbourg ont manifesté leur opposition à un projet de cathédrale qui devait être érigée dans l’un des principaux espaces verts du centre-ville. En août dernier, dans la république du Bachkortorstan, la population locale a fait obstacle à un projet minier qui aurait défiguré une montagne considérée comme sacrée. Et puis il y a Khabarovsk en Extrême-Orient, où l’incarcération du gouverneur – élu au suffrage universel en 2018 contre le candidat du pouvoir – donne lieu à des défilés qui, s’ils sont moins nombreux ces derniers temps, n’ont toutefois pas cessé.
Doit-on en conclure que la stabilité de la Fédération de Russie est en cause ? Je ne pense pas. Il y a en revanche d’autres enseignements à tirer de ces épisodes. Le premier est que la société russe, que l’on disait apathique, peut entrer en mouvement pour des sujets liés à la vie quotidienne et notamment à l’environnement. L’écologie est un sujet politique en Russie.
Le deuxième est que le pouvoir, contrairement à une idée reçue, peut faire preuve de souplesse et reculer. Mais dans certaines limites, comme le montre l’exemple de Khabarovsk, qui est devenu « politique » et qui est donc désormais une question de principe pour le Kremlin. Le troisième est que les relations Centre-régions, qui avaient été l’un des tout premiers chantiers politiques de Vladimir Poutine en 2000, doivent sans doute de nouveau être repensées.
La recentralisation est allée trop loin. La mise au pas des féodalités a abouti à un système où les acteurs locaux n’ont plus aucun pouvoir d’initiative et ne sont plus – au niveau des gouverneurs en tout cas – que des exécutants apeurés et interchangeables puisque n’ayant souvent qu’un lien ténu avec le territoire dont ils ont la charge.
L’autre problème est l’hyper-concentration des ressources à Moscou et, dans une moindre mesure, dans certaines autres grandes métropoles régionales. Ces déséquilibres territoriaux comptent, avec les inégalités sociales – très spectaculaires et aussi mal acceptées qu’en France – parmi les plus grands défis intérieurs que devra relever la Russie à moyen terme.
- Quelle est l’état de la relation avec l’Europe et la France ? Peut-on parier sur un retour à une certaine normalité dans les mois à venir ?
Les relations avec l’Union européenne – et, plus généralement, avec l’Occident – sont entrées dans une phase nouvelle en 2014 avec la crise ukrainienne. Il y a depuis lors quelques hauts et, surtout, des bas, mais dans un paradigme assez étroit qui semble installé durablement. De ce point de vue, les sanctions liées à l’affaire Navalny et les mesures de rétorsions décidées par la Russie contre l’Allemagne et la France – jugée à Moscou comme étant en pointe dans ce dossier – ne changent pas grand-chose. Mais il est vrai que d’un point de vue symbolique ce n’est pas anodin puisque Berlin et Paris ont plutôt cherché, dans un contexte dégradé, à arrondir les angles. Avec Berlin, un chapitre long de trente ans – remontant à la réunification – semble se clore. Les Russes notent avec inquiétude que les successeurs possibles d’Angela Merkel à la chancellerie sont – à l’exception du ministre-président de Bavière Markus Söder – des atlantistes décomplexés.
Les choses sont un peu différentes avec la France. On se souvient qu’en 2019, le président Macron a annoncé une nouvelle approche à l’égard de la Russie. Il a reçu Vladimir Poutine à Brégançon le 19 août et a précisé sa pensée une semaine plus tard dans un discours remarqué aux ambassadeurs. Le format 2+2 (ministres de la Défense et des Affaires étrangères) a alors été réactivé, l’élaboration d’une feuille de route bilatérale a été lancée en vue d’une nouvelle «architecture de sécurité et de confiance » pour laquelle un envoyé spécial, l’ambassadeur Vimont, fut nommé (Jean-Pierre Chevènement conservant sa fonction de représentant spécial pour les relations économiques entre la France et la Russie). Mais le Covid a coupé cet élan en empêchant par exemple le déplacement du président Macron à Moscou pour les commémorations du 75ème anniversaire de la victoire. L’affaire Navalny survenue entre-temps n’a évidemment rien arrangé. Le dialogue cependant se poursuit, au plus haut niveau (les présidents se parlent très régulièrement) et à l’échelon ministériel (Gérald Darmanin s’est ainsi rendu à Moscou le 12 novembre pour des discussions sur l’immigration tchétchène et le terrorisme). Sur le plan commercial, les entreprises françaises restent parmi les plus actives en termes d’investissements directs et sont toujours le premier employeur étranger en Russie.
Mais retrouver l’élan de 2019 ne sera pas simple compte tenu de la crise, du calendrier politique mais également de l’élection de Joe Biden à la Maison-Blanche, qui risque d’avoir pour effet un alignement de beaucoup de capitales européennes sur Washington, notamment pour les questions liées à la Russie.
- L’élection de Joe Biden, justement. Parlons-en. Allons-nous vers un dégel ou plutôt le maintien d’un certain statu quo dans les relations russo-américaines ? À quoi s’attendre ?
Notons tout d’abord que la Russie a fait preuve d’une grande discrétion pendant la campagne électorale américaine, sans doute pour éviter de prêter le flanc à des accusations d’ingérence comme en 2016. Probablement aussi parce qu’elle n’avait pas vraiment de préférence.
Le constat qui est fait à Moscou est celui d’une relation bilatérale durablement dégradée. Si le Kremlin a d’abord vu avec sympathie la volonté de Trump de « renverser la table », il a aussi rapidement compris que le président américain – empêtré dans le Russiagate – était entravé par « l’Etat profond ». Même les contacts directs, comme à Helsinki durant l’été 2018, n’ont abouti à rien de concret sinon à raviver l’hystérie anti-russe à Washington. En outre, ces derniers mois, que ce soit sur le Nord Stream 2 ou sur le contrôle des armements, l’administration Trump avait adopté des positions nuisibles aux intérêts de la Russie.
Évidemment, l’élection de Joe Biden n’est pas vue à Moscou comme une bonne nouvelle mais ce ne sera pas non plus forcément catastrophique. Ce qui inquiète le plus le Kremlin, ce sont les positions très hostiles – parfois même, il faut bien le dire, au-delà de toute rationalité – émises par nombre de Démocrates sur la Russie ces dernières années. Cela vaut pour le président-élu et pour certaines personnalités, comme Susan Rice par exemple, qui pourraient être amenées à occuper de hautes fonctions dès janvier 2021. Le retour prévisible de Washington à des positions plus orthodoxes sur l’OTAN et sur l’Ukraine, par exemple, sont aussi identifiées comme potentiellement négatives pour Moscou. De façon générale, on s’attend à une politique étrangère américaine plus idéologique, avec sans doute des pressions accrues sur le dossier des droits de l’homme et donc peut-être des sanctions supplémentaires en lien avec l’affaire Navalny. En revanche, le rabibochage avec l’Allemagne pourrait avoir pour effet de desserrer un peu l’étau sur le Nord Stream 2. Il est également possible – mais par certain – qu’une administration démocrate revienne sur certaines décisions unilatérales de Donald Trump en matière de contrôle des armements (sur les Traités Open sky ou New Start en particulier).
- De la Libye à la Syrie, jusqu’au Caucase aujourd’hui, n’assiste-t-on pas à une rivalité croissante entre la Russie et la Turquie ?
La Pax Russica au Karabakh est certes vue comme un développement positif à Moscou, mais la tonalité d’ensemble des commentaires – dans la presse notamment – est paradoxalement moins optimiste qu’en Occident. Certains observateurs relèvent que la défaite arménienne est aussi quelque part une défaite pour son allié russe. L’irruption – militaire – de la Turquie dans le Caucase du sud est vue comme un défi stratégique majeur, d’autant qu’avec la création d’un corridor terrestre entre le Nakhitchevan – jusqu’ici enclavé – et le reste de l’Azerbaïdjan, une forme de continuité territoriale apparaît d’Istanbul à la Caspienne voire au-delà en Asie centrale.
Avec les Turcs, le Kremlin jouent un jeu complexe – « je te tiens, tu me tiens par la barbichette » en quelque sorte. Cela vaut en Libye, en Turquie et maintenant dans le Caucase. Il est intéressant de noter que Moscou organise ces jours-ci ses premiers exercices navals conjoints en mer Noire avec l’Égypte, ce qui est un signal adressé à Ankara.
Mais il ne faut pas oublier que la Russie a d’importants intérêts économiques en Turquie, dans le domaine de l’énergie (gazoduc TurkStream, centrale nucléaire d’Akkuyu notamment). Elle doit également tenir compte du « facteur turc » sur son propre territoire : les Azéris constituent la communauté étrangère la plus importante à Moscou, tandis que beaucoup de Tatars ont naturellement les yeux tournés vers la Turquie.
- L’an passé, Moscou a annoncé avec tambours et trompettes son retour en Afrique. Quel premier bilan peut-on en tirer ?
On se souvient du premier sommet Russie-Afrique de Sotchi, il y a un peu plus d’un an. Il avait marqué symboliquement le « grand retour » de Moscou sur le continent – un retour, qui, à vrai dire, a été amorcé il y a une quinzaine d’années via l’Algérie. Les choses n’ont pas vraiment avancé depuis, à l’exception de l’annonce, mi-novembre, d’un accord avec le Soudan pour l’ouverture d’un point d’appui logistique et matériel naval en mer Rouge. Cela traduit au demeurant un glissement des priorités russes ces dernières années d’une diplomatie économique somme toute classique à une approche où les dossiers sécuritaires ont la part belle. On l’a vu en Libye et au Mozambique – où les Russes ont essuyé quelques déconvenues – et en Centrafrique.
Ceci étant, je pense que les Russes vont essayer, dans la perspective du deuxième sommet Afrique-Russie – prévu à Addis Abeba en 2022 – de signer un gros contrat, sans doute dans le nucléaire civil. La piste sud-africaine, sur laquelle Rosatom avait lourdement investi, s’étant refroidie, l’Éthiopie fait aujourd’hui figure de « cible prioritaire » pour Moscou.