Transition écologique, compétitivité, souveraineté économique : les ambitions de France Logistique pour la filière – Anne-Marie Idrac
Créée en janvier 2020, France Logistique est une association rassemblant les acteurs privés de l’ensemble de la chaîne logistique française qui représente 10% du PIB et 1,8 million d’emplois. En lien étroit avec les pouvoirs publics, elle a pour objectif d’améliorer la compétitivité de toute une filière, au service des entreprises, des territoires et des consommateurs finaux et d’être au rendez-vous des enjeux liés au développement durable. Alors que France Logistique compte désormais 10 grandes entreprises adhérentes et que le second confinement vient confirmer certaines tendances de fond, Anne-Marie Idrac, Présidente de l’association, dresse pour Choiseul Magazine le tableau des sujets stratégiques pour la filière.
- La crise de la COVID et l’immobilisation soudaine des Français est venue tendre à l’extrême certaines chaînes logistiques. Les flux matériels qui sous-tendent l’économie se sont retrouvés à la une des médias et au centre des préoccupations des politiques comme des décideurs économiques. Rassembler des matières premières pour produire des biens – parfois de première nécessité -, les faire transiter d’un point à un autre… L’importance stratégique de la logistique est devenue tangible pour tous les Français. Qu’est-ce que la crise a pu mettre en lumière comme carences dans les chaînes logistiques ? Correspondent-elles aux faiblesses de la filière logistique française que vous aviez discernées lors de la création de France Logistique ?
Permettez-moi d’abord d’éclairer schématiquement les enjeux en cause : les chaines d’approvisionnements sont structurées en amont par les choix des acheteurs des biens, quels qu’ils soient, autour de quatre questions : Combien ? Quand ? Où ? À quel prix ? C’est ce que l’on appelle la « supply chain ». En interaction avec ces prescripteurs et à leur service, les prestations logistiques proprement dites ont pour objet de faire arriver à temps et au bon endroit les produits, dans les meilleures conditions qualité-prix. Il s’agit d’opérations sophistiquées d’optimisation de la gestion des divers flux à diverses échelles. Cela suppose souvent leur mutualisation, avec des articulations fines entre stockages et transports.
La crise et le confinement ont brutalement modifié les cahiers des charges des prescripteurs : certaines commandes ont été en forte hausse, telles celles de produits sanitaires ou d’alimentation à domicile, d’autres au contraire en chute – sur les matériaux de construction ou l’automobile. Cela a créé des tensions, désorganisé les flux, les conditions de l’optimisation logistique en ont été très perturbées – notamment le remplissage aller-retour des camions, navires et avions utilisés.
Cependant, pendant le premier confinement – et je suis persuadée que ce sera à nouveau le cas pendant le second – la filière logistique a tenu : elle a démonté ses capacités de réponse aux besoins d’approvisionnements des clients, particuliers et entreprises ; l’engagement, l’expertise, l’agilité ont été au rendez-vous.
Pour en venir aux carences, la crise a malheureusement confirmé les risques de délocalisation des activités logistiques et notre déficit de compétitivité, relatés notamment par le rapport DAHER-HEMAR de 2019 : c’est ainsi que nos ports ont à nouveau perdu des parts de marché, à l’import et à l’export ; de même, trop de livraisons ont été assurées à partir d’entrepôts situés à l’étranger, en raison de conditions fiscales, réglementaires, et d’exploitation, qui peuvent nous être défavorables.
La crise a aussi exacerbé deux défis : en termes de politiques publiques, le développement du e-commerce rend plus nécessaire que jamais des organisations raisonnées de logistiques urbaines garantes de progrès notamment en matière environnementale. En termes d’équilibre des marchés, les tensions structurelles sur les marges des entreprises de transport ont été aggravées par les désorganisations, avec des risques accrus de dumpings liés aux surcapacités induites par la chute des activités courantes.
- La logistique se retrouve étroitement liée aux questions très actuelles de souveraineté économique, qu’elle soit sanitaire, pharmaceutique, alimentaire ou encore technologique. En quoi la logistique peut-elle être une garantie et un levier de souveraineté ?
Certains pays révèlent la puissance que peut prendre la logistique dans des stratégies structurées de souveraineté économique. La performance logistique est ainsi majeure dans le modèle industriel allemand, consistant globalement à acheter des composants ou produits semi-finis dans les pays de l’Est de l’Europe avant de les réexporter dans le monde entier ; il est donc largement fondé sur l’organisation intégrée et intense de flux entrants et sortants. Quant aux « routes de la soie », elles facilitent non seulement l’exportation de produits made in China, mais désormais l’accès aux marchés de biens made by China à partir de lieux de production et de distribution localisés au plus près des marchés.
Pour toutes sortes de raisons, ces cas ne sont pas transposables à la France ; mais ils illustrent que ces fonctions essentielles méritent une meilleure prise en considération économique et politique, et des visions globales associant infrastructures et services.
L’élément de souveraineté auquel on pense d’abord en matière de logistique au sens large est la maîtrise des approvisionnements : il s’agit de réévaluer en amont les stratégies fournisseurs, identifier les risques de ruptures ou de dépendances excessives ; cela non seulement sur les produits mais aussi sur les outils logistiques de leurs acheminements. Mais il ne faut pas négliger la maîtrise aussi des circuits de distribution, comme l’illustre le débat sur le rôle de certains acteurs du e-commerce… De bons services logistiques contribuent aussi à l’attractivité de notre territoire pour les investisseurs : il s’agit de tirer parti de notre localisation géographique au cœur de l’Europe, dans un contexte de forte concurrence avec nos voisins.
La France dispose d’opérateurs logistiques de premier plan, d’entreprises agiles et réactives et d’un bon niveau d’infrastructures même si certaines méritent adaptations (le réseau ferroviaire, le maillage territorial des entrepôts …). Ses faiblesses résident dans l’insuffisante compétitivité de ses services au regard de ceux offerts par certains concurrents ; la fiabilité et la qualité de services offertes par les ports sont à cet égard stratégiques : il est désolant que le premier port import-export français soit Anvers !
- De même, comment la logistique peut-elle aider à accroitre la compétitivité de nos entreprises industrielles ?
Les contributions de la logistique à la compétitivité industrielle se révèlent d’abord, en amont, pour la gestion performante des intrants, matières premières et composants : nombre d’entreprises s’interrogent de plus en plus sur la pertinence des stratégies historiques du « 0 stock » et des flux – trop – tendus. Cela avait déjà été le cas lorsque la catastrophe de Fukushima avait privé des entreprises européennes de certains composants japonais.
En aval ensuite, la mise sur les marchés des produits passe nécessairement par des opérations logistiques performantes, sur le marché national et à l’exportation ; cela d’autant plus que les exigences du « juste à temps » exprimées par les clients sont, elles, loin de se réduire… comme on le voit particulièrement dans le B2C.
Le principal enjeu logistique pour pallier ces risques de ruptures amont et aval est la multiplication et la diversification des stockages, avec l’augmentation des opérations de transport associées. La résilience industrielle et commerciale va donc de pair avec davantage de logistique, en particulier une augmentation du nombre ou la taille des entrepôts, dont beaucoup d’entreprises industrielles et de distribution ont confié la gestion à des prestataires.
- Une dizaine de grandes entreprises vous ont rejointes en tant qu’adhérents, parmi lesquelles La Poste, Bolloré Logistics et Heppner. Quel type de partenariat avez-vous mis en place ? Quels messages forts portez-vous auprès des entreprises françaises ?
La raison d’être de France Logistique est de porter la voix du secteur privé de la logistique, dans une optique de filière. L’intervention de champions tricolores, aux côtés des organisations professionnelles, contribue fortement à ce portage et renforce la pertinence de nos messages et propositions. La logistique est encore en France un angle mort des politiques publiques, et elle est mal aimée par l’opinion. L’un de nos premiers objectifs est de faire prendre conscience aux pouvoirs publics, tant nationaux que locaux, de son rôle essentiel pour la croissance verte, l’aménagement du territoire et la transition écologique. Nous devons donc collectivement démontrer l’importance de nos filières, et aussi travailler à l’amélioration de leurs performances.
- L’accélération de la transition écologique du secteur est l’un de vos axes stratégiques. Comment en faire un atout supplémentaire de compétitivité et de souveraineté ?
Les clients des logisticiens, les chargeurs, poussés par les réglementations et les consommateurs finaux, accélèrent leur transition écologique, en incluant la logistique dans leurs critères de performances environnementales. Les acteurs de la filière s’inscrivent totalement dans ces dynamiques, pour des raisons à la fois économiques, commerciales et d’attractivité des métiers.
Nous avons trois principaux axes d’actions : faciliter l’implantation d’entrepôts écologiques, limitant notamment l’artificialisation des sols ; favoriser l’intermodalité avec les modes massifiés, ferroviaire et fluvial ; et, le plus important, accélérer la transition énergétique du transport routier qui est et restera prédominant, sachant qu’aujourd’hui le fuel alimente les camions à plus de 95 %, avec des durées d’exploitation d’une dizaine d’années.
Comme pour tous les aspects de la transition énergétique, deux éléments seront déterminants : d’abord l’anticipation des évolutions, pour permettre aux transporteurs et promoteurs d’entrepôts de programmer leurs investissements en connaissance de cause ; ensuite la prise en compte des coûts plus élevés des énergies autres que fossiles, dont la répercussion dans les prix n’est pas garantie.
- La relocalisation est revenue au goût du jour, dans les médias et certains discours politiques. Quels devraient être selon vous le paramètre et les modalités de cette nouvelle dynamique, si elle devait effectivement être mise en œuvre ?
Ce sujet mériterait de longs propos …Pour tenter d’aller à l’essentiel, voici deux réflexions :
- D’abord, nous ne saurions prendre le risque du protectionnisme et renoncer à notre insertion dans les échanges internationaux ; a fortiori nous mettre à l’écart du marché unique européen.
- Ensuite, l’ambition de relocalisation est indissociable de l’amélioration de notre compétitivité : sur le rapport qualité-prix des produits, auquel les consommateurs français sont particulièrement sensibles en période de contraintes du pouvoir d’achat. Mais aussi de la compétitivité sur les conditions d’implantation ou de développement d’usines sur notre territoire : la loi ASAP se propose de remédier à certaines lourdeurs administratives pénalisantes, les programmes « territoires d’industrie » vont dans le même sens en facilitant la réalisation de projets. J’ajouterais un aspect culturel : il n’est pas toujours aisé de faire accepter localement les nuisances nécessairement induites par l’industrie… et la logistique associée.
Quoiqu’il en soit, localisations industrielles et logistiques vont de pair comme déjà mentionné : il en va des performances de l’accès aux marchés – amont pour les intrants, et aval pour la commercialisation. « Relocaliser » l’industrie signifie donc qu’il faudra davantage de logistique, de nouveaux entrepôts et une augmentation des flux à transporter, avec des schémas variables selon les filières (agroalimentaire, chimie ou pharmacie ont des besoins très différents.
- La régionalisation des chaînes de valeur semble faire consensus comme solution de résilience pour une grande gamme de biens et de flux. Que pensez-vous de ce lien entre le « local » et la résilience ? Est-il si évident ?
La régionalisation de la mondialisation a commencé avant la crise sanitaire, c’est un mouvement de fond. L’un de ses aspects est la recherche de résilience des approvisionnements ; leur maîtrise peut être aussi améliorée par d’autres moyens que le recours au « local » – par exemple le recours à plusieurs fournisseurs chinois plutôt qu’à un seul ! Pour la France, la plaque régionale la plus pertinente est celle de l’Europe et des pays du pourtour méditerranéen, dont les ports sont en croissance. La régionalisation tend à réduire les opérations logistiques à longue distance, intensifier celles à moyennes et courtes distances, modifier et diversifier les lieux massification des approvisionnements.