Ancrage local, coproductions internationales, financement : quel avenir pour le cinéma français ? – Sébastien Aubert

Publié le 08 novembre 2020

Sébastien Aubert a seulement 24 ans lorsqu’il cofonde en 2008 sa société de production Adastra Films. Depuis ses productions ont totalisé plus de 500 sélections en festivals et 80 prix à travers le monde dont le prestigieux Sundance. Basé à Cannes, il aborde les difficultés que rencontre le cinéma français.

  • La crise de la COVID est venue mettre à mal la chaine de production des films. Continuez-vous à tourner ?

Nous continuons les tournages, mais la crise de la COVID a été perçue par nous et les autres producteurs comme une véritable « épée de Damoclès » au-dessus de nos têtes.

Fin aout, nous avons lancé le tournage de notre nouvelle production A Girl’s Room, dont l’histoire se déroule dans trois pays (France, Allemagne, Finlande). À plusieurs reprises, avant le début de tournage dans chaque pays, nous avons dû tester l’intégralité de l’équipe, avec le risque qu’une personne-clé du film (réalisatrice, comédien…) soit testée positif. A chaque fois, l’attente anxieuse des résultats de l’équipe a été très éprouvante, car l’indisponibilité de l’une de ces personnes-clés aurait signifié l’arrêt immédiat du tournage pendant au moins deux semaines. Or certains comédiens avaient des « stop-dates », c’est-à-dire des engagements sur d’autres projets immédiatement après la fin de notre tournage.

Le troisième rôle féminin du film a été testée positive, mais ce fut quelques jours avant le début de tournage. Nous n’avions pas encore tourné de scène avec elle, ce qui nous a permis de rebondir en trouvant une autre comédienne disponible, en l’espace d’une journée, pour interpréter le rôle laissé vacant.

 

La crise a également impacté la préparation des films. Nos repérages, qui devaient avoir lieu courant mars ont été décalés début juillet, lorsque la réalisatrice (finlandaise) a eu l’autorisation de voyager de nouveau. Ceci a eu pour conséquence de décaler dans le temps, et donc de précipiter, tout une partie du processus de production (liste technique, découpage technique…). Certains comités de financement, qui devaient se prononcer courant mars, ont été décalés à l’été, nous plaçant dans une situation financière très inconfortable : à quelques semaines du début du tournage, nous ne connaissions toujours pas le budget global que nous pouvions allouer au film.

  • Les festivals ont fermé ou ont été revus à la baisse. Comment avez-vous vécu l’annulation de Cannes ? Quel est l’impact de l’annulation des festivals et de la crise en général sur la visibilité et la vente des films à l’international ?

Le marché du film de Cannes est un lieu incontournable de rencontres pour notre profession, que ce soit pendant la journée ou après, au détour d’un happy hour, d’un diner au restaurant ou d’une soirée. Le marché du film, qui a eu lieu en ligne cette année, n’a sans doute pas pu compenser intégralement ce besoin de contacts humains nécessaires pour pitcher des projets en personne, ou finaliser certains deals. Même le festival de Venise, qui a eu lieu en « physique », s’est cantonné à des rencontres formelles avec des interlocuteurs masqués.

Ces festivals de premier rang réduits au strict minimum relationnel, ou basculés en ligne, lorsqu’ils n’ont pas été tout simplement annulés, ont créé un vide évident pour la profession : les acheteurs ont été moins exposés aux films, et les vendeurs ont eu moins d’occasions de présenter leurs films aux acheteurs, que ce soit par le moyen de projection privée ou officielle. La projection d’un film en compétition à Cannes, sur grand écran, est une véritable « messe » pour la profession… On perçoit les réactions du public, on lit les critiques de la presse, on comprend très rapidement les films dont tout le monde parle, ceux qui sont les candidats sérieux à la palme d’or, etc. Le grand public aurait probablement plus entendu parler des films de la sélection 2020 si le festival avait eu lieu comme d’habitude.

  • Vous êtes habitué aux productions internationales, plurilingues, aux tournages dans différents pays. Quels sont les atouts de ce genre de films, dans leur fabrication et dans leur contenu ?

C’est avant tout un intérêt personnel. J’ai toujours été attiré par l’idée de produire des films qui me font découvrir une autre culture, une autre façon de penser.

En coproduisant avec l’étranger, nous multiplions les ressources possibles pour financer un projet. A Girl’s Room n’a pas été soutenu par le Centre National de la Cinématographie française ; en revanche il l’a été par son équivalent finlandais, la Finnish Film Foundation, car la réalisatrice est finlandaise. Puisque nous tournions aussi une partie du film en Allemagne, nous avons également pu bénéficier de 200k€ de la part de la Région de Hambourg. Pour un budget de 1.2M€, c’est un soutien non négligeable !

L’avenir du financement européen du cinéma sera un mix intelligent de financements publics et d’investissements privés

Les coproductions internationales nous ouvrent également l’accès aux financements européens que sont MEDIA (pendant la phase de développement) et EURIMAGES (phase de production). Pour bénéficier du second, il est indispensable d’avoir au moins un autre pays coproducteur européen (ou membre d’Eurimages, comme le Canada par exemple).

Travailler avec des artistes et des techniciens de trois pays différents comme sur A Girl’s Room a été une expérience dont chacun a beaucoup appris, que ce soit en termes de processus de travail ou de façons de faire. Laissez-moi vous donner un exemple. Le rôle de « scripte » sur un tournage français consiste à s’assurer de la continuité du film, à éviter les fautes de raccord, mais également à conseiller le réalisateur pour anticiper le montage du film, en suggérant des plans additionnels, etc. La « scripte » est constamment à côté du réalisateur. Or, en Allemagne, ce rôle de scripte se cantonne uniquement à celui de « technicien de la continuité » et se trouve complètement en retrait.

En découvrant différentes façons de travailler, en appréhendant les postes sous un nouveau jour, les équipes s’habituent à la nouveauté et gagnent en agilité (la valeur centrale d’un tournage de film !).

  • Vous opérez depuis Cannes. Qu’y trouvez-vous ? Quelles sont les forces et les faiblesses de l’écosystème de la création audiovisuelle dans la Région Sud ?

« Pourquoi créer une société de production à Cannes alors que l’ensemble des décideurs du secteur sont à Paris ? ». C’est une question que l’on nous pose souvent. Le pari était risqué et de nombreux professionnels nous ont mis en garde. J’ai grandi dans les Alpes-Maritimes près de Grasse. Avec mon associé David Guiraud, lorsque nous avons décidé de créer Adastra Films en 2008, c’est tout naturellement que nous l’avons implantée dans les Alpes Maritimes, car nous y avions nos repères. Créer une société est un vrai challenge, surtout à 24 ans, et nous avons souhaité le faire dans un contexte favorable, à proximité de nos proches. Le choix de Cannes s’est imposé, car c’est la plus grande ville près de chez nous, et celle-ci accueille chaque année plusieurs évènements en lien avec l’audiovisuel : le festival de Cannes, le Mipcom, le MipTV, les Cannes Lions…

C’est aussi une région dotée de vrais atouts en termes de décor (la mer et la montagne sont à proximité immédiates), de studios (la mythique Victorine), mais aussi en termes de ressources humaines car de nombreux techniciens du cinéma compétents s’y trouvent. Nos équipes techniques ont ainsi pu bénéficier des tournages locaux de grosses productions américaines telles que Magic in the Moonlight (Woody Allen) ou encore Iron Man 2 (Jon Favreau) pour acquérir des compétences de tout premier ordre.

Depuis plusieurs années, la Mairie de Cannes, sous l’impulsion de David Lisnard, travaille de façon acharnée sur le développement du pôle CréAcannes qui vise à réunir une pépinière d’entreprises et un centre d’affaires autour des industries créatives, un multiplexe de salles cinématographiques, mais aussi un campus universitaire qui offrira des formations spécialisées en écriture et en storytelling (en partenariat avec UCLA et Vivendi/Canal+). Nous sommes intégrés à ce projet depuis le départ. Ces structures verront le jour début 2021, dans le but de créer un écosystème favorable à l’accueil d’artistes et de professionnels du cinéma.

L’unique faiblesse qui persiste au niveau des Alpes-Maritimes demeure le manque de studio de postproduction nécessaire à la réalisation du montage son, du mix, de l’étalonnage du film et de la fabrication de livrables. Je sais que certains projets sont en cours dans ce sens.

  • La question du financement du cinéma demeure fondamentale pour le secteur et se pose avec une nouvelle actualité. En tant qu’indépendant, auprès de quels types de financeurs trouvez-vous vos fonds et dans quelles proportions ? Quelles pistes envisagez-vous pour combler le manque de fonds propres des producteurs, qui reste un problème structurel ? Faut-il revoir la logique d’investissement des SOFICA par œuvre ou rester sur un modèle par entreprise ?

La plupart de nos projets, depuis 12 ans, ont pu voir le jour grâce à la Région Sud et au Département des Alpes-Maritimes, qui sont très actifs dans le soutien de la production locale. La Région Sud a récemment augmenté son enveloppe budgétaire de soutien au cinéma de 50%. Il y a eu une vraie prise de conscience de l’impact économique généré par un film ou une série tournée sur notre territoire, que ce soit en termes d’emploi ou de retombées économiques directes (nuits d’hôtel, restauration, etc.). Sur une série par exemple, c’est presque 100 personnes qui travaillent pendant 5-6 mois en sollicitant activement l’économie locale. On a besoin de tout pour mener à bien un projet audiovisuel : de caméras bien sûr, mais aussi de matériel d’éclairage, de machinerie, de décors, d’accessoires, de costumes, de matériel de construction… Si bien que pour un euro investi par la Région pour soutenir une série, ce sont 17€ qui sont dépensés localement par la production (source : IDATE, HEXACOM). Ces deux fonds régionaux correspondent à environ 20% du financement de nos films en moyenne.

Au-delà du CNC, des fonds européens, des chaines TV, des distributeurs et des vendeurs internationaux, qui sont les sources de financement traditionnelles de la production cinématographique, nous n’hésitons pas à solliciter d’autres types de partenariats privés, qui peuvent prendre la forme de placement de produit, de sponsoring ou encore d’investissements. Aux Etats-Unis, les films sont financés à 100% avec de l’argent privé. Notre expérience américaine, en produisant le film The Strange Ones, nous a permis d’appréhender une autre façon de financer des films. C’est ainsi que nous avons convaincu des fonds d’investissements américains, mais également des particuliers (avec des tickets d’entrée à 10.000€), pour finalement lever 725.000$ nécessaires à financer ce film indépendant américain. Parmi les profils des particuliers qui investissent, j’ai principalement été confronté à des amoureux du 7eme art désireux de participer à l’aventure d’un film de l’intérieur, et qui voyaient dans ce type d’investissement un moyen de diversifier leur portefeuille. Investir dans un film est très à risque, mais le succès éventuel peut créer des leviers de ROI très intéressants.

Je pense que l’avenir du financement européen du cinéma sera un mix intelligent de financements publics et d’investissements privés. Il faut qu’il y ait de l’argent public pour permettre à des producteurs de prendre des risques artistiques sans garantie de succès commercial, mais les investisseurs privés restent nécessaires pour rappeler aux producteurs que leurs films doivent aussi toucher un public.

Les SOFICAS sont dans cette même logique et leur système d’investissement par projet, avec l’avantage fiscal à la clé pour limiter le risque, me parait efficace. Quelques SOFICAS investissent aujourd’hui dans un portefeuille de projets en développement, portés par des entreprises établies du secteur.

  •  Netflix est-il une aubaine ou un danger pour le cinéma français ? Que pensez-vous du rachat par Netflix de nombreuses productions françaises ?

Il y a 2 façons de travailler avec Netflix : soit de leur proposer un contenu déjà existant (dont ils vont acquérir les droits), soit de produire un film pour eux (un « Netflix Original »).

Dès 2016,  nous avons été parmi les premiers producteurs européens à rentrer en contact avec Netflix, qui a diffusé douze de nos courts métrages pendant 18 mois. En ce sens, Netflix a permis à nos films de vivre une nouvelle vie, d’avoir une exposition prolongée auprès du grand public.

Travailler sur un film « Netflix Original » comme producteur change fondamentalement notre métier. Ici il n’est plus question de chercher des financements pendant des années avant de pouvoir monter le projet. Netflix est un « one-stop-shop » qui finance le film à 100%. Notre rôle de producteur se rapproche alors de celui d’un exécutant chargé d’assurer la bonne fabrication du film, de constituer les équipes, etc.

Netflix se positionne sur des films qui n’auraient pas forcément vu le jour de façon classique (comme ce fut le cas du dernier Scorsese) ; en ce sens j’ai l’impression qu’ils prennent des risques. Ils sont aussi connus pour donner une assez grande liberté artistique aux metteurs en scène.

Après, comme beaucoup de professionnels, je reste très attaché au cinéma, et j’espère que Netflix permettra à ses productions originales d’avoir une exposition en salle, même pour une durée limitée. C’est ce que Netflix commence à faire aux Etats-Unis, en achetant ses propres salles, donc j’ai bon espoir que ce modèle puisse être étendu en France.