Le Future of work précipité par la crise sanitaire – Aimeric Blachier
Sommes-nous à l’aube d’un “point de basculement technologique” d’une société “organisée autour du travail émancipé” à la Karl Marx comme le prétend le géant américain de la virtualisation Citrix ? De l’ordre de la prédiction il y a encore quelques mois, ces interrogations prennent aujourd’hui tout leur sens à mesure que la Covid-19 donne naissance à un nouveau marché du travail, plus automatisé que jamais.
Plus d’automatisation et de robotisation
Ce que certains s’attachaient à décrire comme étant “l’avenir du travail” (“Future of work” en anglais) semble désormais se conjuguer au présent. Le résultat d’une crise sanitaire mondiale qui s’est muée en un accélérateur des tendances sous-jacentes antérieures à la crise – les consommateurs achètent plus en ligne et un nombre croissant de personnes travaillent à distance. Mais aussi d’un modèle organisationnel qui a fait preuve de résilience dans un contexte de crise.
Au cours des derniers mois, l’économie mondiale s’est encore plus numérisée, de nouvelles tâches se sont automatisées et les robots prennent une importance grandissante dans les logiques de production. Preuve en est, les importations américaines de robots ont bondi de 5% sur les 8 premiers mois de l’année 2020 alors qu’elles se sont fortement contractées au niveau global. Parallèlement, le Japon enregistre une augmentation de 13% de ses ventes de robots au 2ème trimestre 2020. Plus encore, la Fédération internationale de la robotique (IFR) s’attend à ce que l’utilisation professionnelle d’automates augmente de 38% cette année. Le chiffre de 42 000 robots officiant dans les usines françaises devraient donc être largement dépassé.
Preuve de ce dynamisme, les investissements en la matière progressent. La startup française Exotec vient de lever 90 millions de dollars pour équiper les entrepôts avec ses robots de préparation de commandes autonomes. À cela vient s’ajouter, le tour de table record à 300 millions de dollars de l’éditeur de marketplace Mirakl. Côté santé, le spécialiste de l’imagerie médicale à base d’IA Gleamer a récolté pas moins de 7,5 millions d’euros.
Mais loin d’une robotisation complète du travail, ce qui se joue est une interaction humain-machine où l’intelligence artificielle vient seconder l’intelligence humaine. Pour les entreprises, l’enjeu n’est plus uniquement de façonner un modèle agile mais un modèle hybride qui permette de basculer rapidement à un mode “crise” tout en assurant la continuité et la qualité des services.
Tous les métiers concernés
Dans son livre blanc “Automatisation et future of work : quel avenir pour les métiers et les compétences ? », la startup française Boostrs, spécialisée en HRTech, précise que l’indice moyen d’automatisation des compétences atteint le niveau record de 61%. En outre, l’automatisation devrait se développer principalement dans le secteur secondaire (71%) et le tertiaire (57%). Si l’automatisation n’est pas un phénomène nouveau, l’enquête indique qu’elle touche tous les métiers et qu’elle se produit aujourd’hui à un rythme sans précédent. D’autant plus quand il s’agit de métiers caractérisés par des tâches répétitives. Si l’indice d’automatisation est de 16% pour un juriste d’entreprise, il est de 64% pour un caissier. Plus étonnant, les ingénieurs pourraient voir leur métier automatisé à hauteur de 53%.
À bien des égards, la grande distribution particulièrement influencée par les usages du e-commerce, et le secteur bancaire pressé par le développement de la Fintech, sont deux exemples révélateurs de l’automatisation croissante du marché du travail. La première a vu sa chaîne logistique s’automatiser progressivement pour embrasser une gestion des flux de “bout en bout” et en “temps réel”. Les entrepôts s’automatisent, à l’image notamment de l’entrepôt Monoprix-Ocado, et des magasins autonomes, inspirés de l’enseigne Amazon Go Grocery, voient le jour. En France, un acteur comme le groupe Casino prévoit ainsi, à l’horizon 2021, d’ouvrir environ 500 magasins autonomes en France. La même logique prime pour les banques de détail. Lors de la première vague épidémiologique, BNP Paribas a développé des modules de robotisation pour simplifier le traitement des dossiers clients. Entre autres, la Société Générale a basculé la plupart de ses services en mode numérique. Il faut dire que les processus dits de back office comme la gestion des produits financiers et des prêts ou les contrôles comme les audits peuvent être facilement automatisables.
Tout en reconnaissant ce potentiel d’automatisation, ce qui est en cours est davantage une transformation profonde des compétences valorisées sur le marché du travail qu’une disparition annoncée de plusieurs milliers d’emplois. L’enjeu sera alors, pour les pouvoirs publics et entreprises, d’accompagner ces salariés vers l’acquisition de nouvelles compétences, et de le faire sur le long terme tant le cycle de vie de celles-ci se fait de plus en plus restreint.
La destruction créatrice mise à l’épreuve
Les travailleurs sont donc confrontés à une “double perturbation” : non seulement la main d’oeuvre s’automatise plus rapidement que prévu, mais la récession mondiale rend plus difficile la transition vers de nouveaux types d’emploi. C’est en substance la conclusion du rapport 2020 “The future of jobs” du Forum Économique Mondial.
Selon ce même rapport, la révolution robotique devrait créer 97 millions de nouveaux postes d’ici 2025. Et ce, notamment dans les industries de soins, dans les industries technologiques et celles de la 4ème révolution industrielle telles que l’IA. En revanche, la nouvelle répartition entre l’homme et la machine pourrait perturber 85 millions d’emplois. Une transformation déjà à l’oeuvre puisque 80% des chefs d’entreprises accélèrent actuellement les projets de numérisation des processus de travail et de déploiement des nouvelles technologies.
D’aucuns pourraient voir en cela les périls d’une société du tout-technologique quand d’autres, schumpétériens invétérés, préfèrent y voir la manifestation de la destruction créatrice. C’est le cas des économistes Philippe Aghion, Céline Antonin et Simon Bunel qui dans leur dernier ouvrage, Le pouvoir de la destruction créatrice, affirment que “les révolutions technologiques et l’automatisation créent plus d’emplois qu’elles n’en détruisent”.
Mais pour que les prévisions du Forum Économique Mondial se confirment et que l’idée schumpétérienne perdure, il est primordial d’investir massivement dans des programmes de formation et de prioriser les profils les plus exposés à l’automatisation de leurs compétences. Au risque de renoncer à un potentiel de croissance, d’assister à un creusement des inégalités face au travail et à l’émergence de “technoluttes”.
Si la crise sanitaire provoque un bouleversement du marché du travail, elle n’en est pas moins un puissant levier d’apprentissage. Elle nous appelle à envisager le travail dans une coopération humain-machine, à nous débarrasser des schémas passés pour tirer profit de l’automatisation et de la robotique. Certes, la transition vers le Future of work est à bien des égards difficile mais elle est cruciale si l’on souhaite éviter les effets économiques et sociaux d’un scénario d’obsolescence des compétences.
Aimeric Blachier