Le recrutement, qu’il soit fait directement par l’entreprise ou par un cabinet, est un métier qui n’a finalement que peu changé pendant un demi-siècle. L’irruption du digital a entrainé une évolution subite, subie et profonde, qui paraitra pourtant mineure à côté de la prochaine vague, celle de l’intelligence artificielle.
L’évolution du métier de recruteur
Pour le recruteur du tout début des années 2000, le digital apparait en coup de canon, balayant la vieille et vénérable industrie des annonces papier, tuées sur le coup par les jobs boards (Monster) et les méta-moteurs (Keljob). Les entreprises accèdent subitement à une volumétrie de candidats inimaginable jusqu’alors, à des coûts très bas, alors que les cabinets de masse comme Michael Page doivent se réinventer sur leur capacité à drainer et traiter des vagues de CV.
Il ne s’agit pourtant que d’un changement d’outil et d’échelle, le vrai changement arrivant dix ans plus tard avec l’explosion des réseaux sociaux professionnels. LinkedIn, qui règne désormais sans partage, change la donne car il fait ressortir les profils qui ne sont pas en recherche, et jusqu’alors cachés dans les organisations. Apparait alors un nouveau métier, le chasseur interne, soit salarié le « Talent Acquisition » ; soit en mode service au travers du Recrutement Process Outsourcing. Les GAFA et les gros acteurs du digital (comme Criteo en France), se tournent rapidement vers ce modèle pour réinternaliser cette compétence de recrutement, qui, au-delà du coût, est un élément critique de leur croissance (allez faire un scale up si vous ne savez pas recruter très vite et très bien).
« L’échec d’un recrutement repose le plus souvent sur l’inadéquation ‘culturelle’ du nouvel entrant avec son employeur »
Pourtant, les cabinets d’approche directe (chasse de tête) existent encore et florissent, car plusieurs éléments de la chaine de valeur résistent à cette désintermédiation. La première raison est que le métier du recruteur n’est pas seulement l’identification et l’approche des candidats. La valeur du conseil se trouve essentiellement dans les étapes précédentes (définir le besoin, qu’il soit bien formalisé, ou pas) et suivantes (contextualiser le choix entre les différents candidats de la shortlist). L’échec d’un recrutement repose le plus souvent sur l’inadéquation « culturelle » du nouvel entrant avec son employeur, souvent délicate à calibrer (qui relève par exemple de la façon du nouveau manager de prendre des décisions, de les communiquer) et que l’œil exercé d’un consultant expérimenté pourrait déceler.
La seconde raison reste l’imperfection de l’outil. LinkedIn est avant tout un canal de promotion de sa propre employabilité et l’information mérite d’être retraitée par de multiples sourcings. Ensuite, à moins d’avoir une équipe entière de Talent Acquisition en interne, qui maitrise toutes les fonctions et tous les écosystèmes, l’entreprise va se mettre en difficulté en demandant à un recruteur interne spécialisé sur la R&D d’évaluer son futur Directeur administratif financier. Seul Amazon au Luxembourg, Facebook à Dublin, etc. peuvent se permettre d’avoir des dizaines de recruteurs internes et de les rémunérer aussi bien que les meilleurs cabinets.
Un nouveau paradigme provoqué par l’IA
Nous en resterions tranquillement là si la prochaine vague de transformation, celle de l’IA, n’était pas déjà en approche. Par exemple chaque année l’Oréal reçoit plus d’un million de candidatures, et se retrouve écartelé entre l’incapacité de répondre aux 95% de candidats qui ne seront pas sélectionnés pour les entretiens, et les dégâts d’image que créent une absence de réponse personnalisée.
L’IA assiste donc le recruteur dans l’automatisation de la sélection par algorithme, de manière à ne rencontrer que la fraction la plus réduite, la plus qualifiée et de mieux suivre les personnes non retenues (qui pourront par exemple être repéchées pour d’autres postes futurs). De nombreuses start-ups, comme HiredScore, proposent déjà de tels outils. Au-delà du CV, il est désormais possible de scanner des vidéos de candidats répondant à des questions, en jaugeant, toujours par IA interposée, leurs capacités verbales et non-verbales (comme le fait par exemple HireView).
Extension logique, la fonction de tri de l’IA va aussi être utilisée par les ressources humaines sur la mobilité interne, les grands groupes étant souvent assez « myopes » sur leurs propres ressources quand il s’agit de remplir des rôles en interne. Autre usage, poussé par Workday, utiliser l’IA pour anticiper quels sont les salariés les plus à risque de démissionner (sur des critères comme l’instabilité managériale récente de l’équipe, le niveau de salaire, etc.), pour réduire le taux de démission. Dernier exemple évident, dans la lignée de l’anonymisation du CV, utiliser l’algorithme pour réduire la discrimination. Pymetrics propose d’effectuer les premières étapes de qualification via de la résolution de problèmes en aveugle, sans indication de genre ou d’éducation. Les résultats sont ensuite comparés avec ceux des meilleurs éléments de l’entreprise et doivent permettre à des candidats atypiques de contourner le processus classique. Il ne s’agit ici que des premières applications, d’autres usages étant actuellement imaginés par les start-ups de Palo Alto ou du Sentier.
Le champ d’exercice de l’IA dans le recrutement n’est pas illimité et se verra encadré par trois facteurs. D’abord, l’algorithme est agnostique par rapport au biais humain, qu’il peut aussi bien supprimer que systématiser. La question de la transparence des critères, vitale, et simple au départ, va se retrouver de plus en plus difficile à gérer ; plus les algorithmes deviendront complexes et s’amélioreront eux-mêmes par le machine learning, moins il sera facile de démêler les équations. Le procès en iniquité ne sera jamais loin. Ensuite, les êtres humains ont des capacités infinies à « gamer » les systèmes les plus étanches… il ne faudra pas longtemps pour que les candidats identifient que certains traits sont surpondérés dans l’analyse de leur CV et retaillent ceux-ci. La discrimination se déplacera donc, au détriment de ceux qui seront les moins informés des équations. Enfin, le plus compliqué pour l’IA reste tout ce qui touche aux signaux de basse intensité, et aux incohérences de ces êtres imparfaits que nous sommes, qui parfois ne veulent pas vraiment ce qu’ils pensent (ou disent) vouloir. Très adaptés à traiter les volumétries, les situations tranchées, binaires et le transactionnel, l’IA et les nouveaux outils ne pourront pas se substituer à l’évaluation de l’œil humain. Préférablement celui d’un consultant expérimenté…